- Jeu Oct 19, 2017 11:01 am
#183157
[size=150]Le juge Philippe Laflaquière
revient sur la polémique
autour de la Une des
«Inrocks» et raconte la
détention puis la libération
de Cantat, il y a tout
juste dix ans.
Voilà dix ans que Bertrand Cantat est sorti de
prison, mais l’émotion suscitée par la mort de
sa compagne, l’actrice Marie Trintignant, tuée
sous ses coups à Vilnius (Lituanie), continue de
le poursuivre comme une traînée de poudre. La
France n’a sans doute jamais connu de cas
similaire, ou en tout cas aucun de cette
ampleur. Figure emblématique du rock
français, Bertrand Cantat est aussi pour
d’autres le symbole des violences faites aux
femmes. Chaque nouvel album, nouvelle
promo ou concert de l’ancien leader du groupe
Noir Désir provoque l’émoi.
Cette fois, c’est le magazine «Les Inrocks» qui
déclenche le tollé en consacrant au chanteur sa
Une. Le choix éditorial du magazine enflamme
la toile et est dénoncé par certaines
associations féministes. Même Marlène
Schiappa, la secrétaire d’Etat chargée de
l’égalité entre les femmes et les hommes, s’en
est émue. L’album solo de l’ancien chanteur de
Noir Désir, «Amor Fati», qui sortira le 1er
décembre, est du coup relégué au second plan
face à la polémique.
Après sa peine de huit ans de prison, la
libération conditionnelle en 2007 de Bertand
Cantat avait déjà suscité l’émotion. En janvier
2010, le suicide de son épouse Kristina Rady,
son meilleur défenseur lors du procès de
Vilnus en Lituanie, a ravivé le malaise. Un
malaise d’autant plus fort qu’il a été suivi de
révélations autour d’un message audio de
Kristina à ses parents dans lequel elle affirmait
avoir reçu des coups du père de ses enfants.
Un complément d’enquête a ensuite été
ordonné mais l’affaire a finalement été classée.
Nous avons retrouvé le juge qui a libéré
Bertrand Cantat il y a tout juste dix ans.
Philippe Laflaquière, magistrat honoraire, est
ancien vice-président de l’application des
peines à Toulouse. Il a accepté de répondre à
nos questions.
Pourquoi vous exprimez-vous aujourd’hui ?Cela fait dix ans exactement, le 15 octobre
2007, que Bertrand Cantat a obtenu sa
libération conditionnelle, mais les passions
sont toujours aussi vives. Je comprends
l’émotion suscitée par la une de ce magazine,
mais pas les réactions incroyablement
violentes, parfois haineuses. Je pense que le
temps est venu pour moi de rappeler un
certain nombre de choses sur cette affaire
exceptionnelle qui pourtant a été traitée de
manière tout à fait normale sur le plan
judiciaire.
Quels souvenirs gardez-vous du détenu
Bertrand Cantat ?Je l’ai rencontré une première fois plusieurs
mois après son arrivée au centre de détention
de Muret, et beaucoup plus tard au cours
d’une permission de sortie, pour évoquer en
présence de son épouse son projet de
libération conditionnelle. De la première
rencontre, je garde le souvenir d’un homme à
l’apparence juvénile, réservé, fragile, rongé par
la culpabilité, conforme au portrait qu’en avait
fait les experts psychiatrique et psychologique
que j’avais désignés. De nombreux mois
s’étaient écoulés depuis le drame, mais il ne
comprenait toujours pas comment il en était
arrivé à commettre l’irréparable.
Que vous a dit Cantat sur son geste ?Il a évoqué une altercation avec sa compagne,
une bousculade au cours de laquelle il a été
projeté contre un angle de porte. Il a éprouvé
une très vive douleur dans le dos qui a
provoqué en lui un soudain déchaînement de
violence, de puissantes gifles dont les
conséquences furent terribles. Est-il nécessaire
de rappeler qu’il a été condamné à Vilnius pour
«coups mortels» et non pour homicide
volontaire (NDLR : cette dernière qualification
n’existait pas alors dans le droit lituanien) ? Il
est donc inexact de le présenter comme un
«meurtrier», ou pire comme un «assassin»,
toujours cette dictature de l’émotion.
Comment s’est passée sa détention ?Beaucoup plus pénible qu’il ne l’imaginait
lorsqu’il a demandé son transfert en France
pour se rapprocher de sa famille. Dans les
premiers temps, un climat de représailles et de
menaces autour de sa personne ; il se sentait
en danger, et il n’avait sans doute pas tort, ce
qui avait décidé la direction de la prison à lui
affecter deux co-détenus comme «gardes du
corps». Et puis plus tard, alors que la situation
s’était apaisée, la violation de son intimité, ce
véritable reportage photographique sur tous
les moments de la vie carcérale du célèbre
détenu. A partir de cette publication, il s’est
refermé sur lui-même, limitant ses contacts.
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à
le libérer ?Des raisons très simples. Son dossier
remplissait tous les critères exigés par la loi :
comportement irréprochable, psychothérapie,
indemnisation complète des parties civiles, et
bien sûr une activité professionnelle à la sortie.
Il avait accompli la moitié réelle de la peine,
seuil plus sévère que celui prévu par la loi.
Prenant en compte les réductions de peine,
j’aurais pu le libérer un an auparavant. Il n’a pas
demandé une dérogation à cette
jurisprudence, il voulait être traité comme tout
autre détenu. Dans la période qui a précédé et
suivi l’audience, la pression médiatique était
incroyable. Inévitablement, j’ai subi des
attaques et des menaces de mort. Mais il n’y
avait strictement aucune raison de refuser
cette libération justifiée et méritée, au motif
que le détenu était célèbre, ou qu’il serait le
symbole -ce que je ne crois pas- des violences
conjugales.
A quel contrôle judiciaire était-il soumis ?Comme pour tout libéré conditionnel, il a été
placé pendant trois ans sous le contrôle du
juge de l’application des peines de son
domicile, avec des obligations générales de
surveillance, mais aussi des obligations
particulières comme poursuivre la
psychothérapie entreprise en prison, mais
aussi celle de s’abstenir de toute intervention
publique ou diffusion d’oeuvre en rapport avec
les faits commis. Une interdiction demandée
par ma collègue du parquet, dont je savais par
avance qu’elle serait totalement respectée.
Le suicide de son épouse Krisztina Rady ne
vous a-t-il pas perturbé ?
Le mot est faible, j’en ai été bouleversé. J’avais
rencontré une femme positive, dynamique,
lumineuse. J’ai pensé à ses enfants comme j’ai
pensé aux enfants de Marie Trintignant. A titre
personnel, ce drame m’a d’autant plus marqué
le jour où j’ai découvert sur Internet le
«communiqué officiel» d’une avocate en mal
de célébrité, me présentant en quelque sorte
comme «co-responsable» du suicide de
l’épouse de Cantat. Selon elle, j’aurais dû faire
l’objet d’une inspection de la Chancellerie sur
les conditions dans lesquelles j’avais accordé
cette libération conditionnelle. Plus grave
encore, il était expliqué que le chapitre
consacré dans mon livre au dossier Cantat
n’avait été écrit que pour couvrir les violences
supposées sur son épouse. Une attaque
véritablement pernicieuse. L’auteure de ce
pamphlet, si elle s’était renseignée, aurait
appris que mon livre avait été envoyé pour
impression fin 2012, plusieurs mois avant que
l’on connaisse l’existence de l’appel
téléphonique troublant de Krisztina à ses
parents. Je n’ai pas répondu à l’époque,
obligation de réserve oblige. Mais cela reste
pour moi une blessure indélébile.
N’y a-t-il pas un trouble public quand il donne
une interview, sort un disque ou se produit sur
scène ?Je n’ai pas à porter un jugement d’ordre moral
sur le choix qu’a fait Cantat de revenir dans la
lumière. Je constate seulement que sa
libération s’est déroulée sans le moindre
incident. Par la suite, il m’a semblé que son
retour sur la scène publique s’est déroulé de
manière progressive, discrète, décente. Bien
sûr, la discrétion est la règle pour la réinsertion
de condamnés à de longues peines, c’est aussi
une condition pour que s’exerce le «droit à
l’oubli». C’est ainsi que j’ai pu, sans que cela ne
s’ébruite, accorder ou favoriser la réinsertion
de détenus auteurs de faits criminels ayant eu
un retentissement exceptionnel. Pour
Bertrand Cantat, c’est tout autre chose.
Impossible d’imaginer pour lui ce droit à l’oubli,
comme le montre la polémique de ces derniers
jours. De toute façon, lui-même n’oubliera
jamais ses actes. Depuis une certaine nuit de
juillet 2003, je le crois plongé dans une
culpabilité profonde, une souffrance
inextinguible, une prison intérieure dont aucun
juge ne pourra le libérer.
Comprenez-vous l’émotion que cela puisse
susciter au sein de la famille de Marie
Trintignant ?Totalement. J’ai apprécié le silence digne de
Nadine Trintignant lors de la libération de
Bertrand Cantat alors qu’elle était invitée sur
une chaîne télévisée.
«Longues peines, le pari de la réinsertion»,
Editions Milan 2013.
Jean-Michel Décugis
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