Itou

Modérateurs: animal, Léo

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By Maurice
#155610 Exemple : je trouve Mallarmé très mauvais. Ô crime de lèse-majesté.

On n'a pas le droit de dire que Mallarmé était un imposteur qui écrivait obscur pour se faire passer pour génial.

Personne ne lit Mallarmé - même ceux qui aiment Rimbaud, qui ne me fait ni chaud ni froid. D'ailleurs, après Mallarmé, la plupart des poètes vont dire qu'on ne peut plus écrire comme avant Mallarmé, et à partir de là, les gens liront de moins en moins de poésie (un genre à succès pourtant, auparavant !).

Pourtant, il est très agréable d'avoir avec soi quelque vers qui font comme office de mantra personnel. Tenez, je vous cite de mémoire :

[quote]Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure.

Oui, [quote]Sous le Pont Mirabeau coule la Seine et mes amours, faut-il qu'il m'en souvienne....

Peu importe les fautes dans le rendu de ce que j'ai mémorisé. Ces vers me parlent. C'est d'ailleurs le seul poème d'Appolinaire qui me parle. Mallarmé ne me parle pas et "ses bibelots abolis d'inanité sonore", il peut se les carrer où je pense !

Le seul qui ait le sens de la poésie : Luchini. Vraiment. Les vidéos que l'on met, de ci, de là, montre à quel point il est un des rares à comprendre la vertu de ce genre, et à être un passeur de 1000 ans de tradition en voie d'évaporation à la mode 1984. Luchini est l'événement le plus important de ce début du XXIème siècle, en ce qui concerne la poésie.

Tenez... énorme, non ?

[video]https://www.youtube.com/watch?v=zwWtyrSKci8[/video]

Car enfin, la poésie est un art avant tout destiné à la déclamation, c'est pour ça qu'il y a des vers, c'est pour ça qu'il y a des strophes. Oui, c'est ça. La poésie, c'est fait pour être lu d'abord, puis, aimé, et dans ce que l'on aime, appris, afin d'en faire comme une petite musique intérieure, voire extérieure (en ce sens, les récitations obligatoire du primaire ne sont pas totalement idiotes)...

Luchini est important parce qu'il rend sensible ce qui ne l'est plus à nos oreilles. Quel crime contre la poésie que d'en faire d'emblée un objet de dissection en classe au lieu de rendre ça sensible ? Proposition d'épreuve du bac français oral : savoir réciter (par coeur) un texte parmi dix/vingt au choix dans l'année. Voilà une épreuve qui aurait de la gueule.

Rendre sensible. Quand je vois certaines photos de mes ex qu'elles laissent sur Facebook... les beautés qu'elles furent, la déchéance après dix, quinze, vingt ans... "Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie"...

(Désolé, Stan, j'ai un peu dérapé par rapport à ce que tu disais).
By jazzitup_
#155612 Tiens, je vais essayer de te faire changer d'avis.

[url=http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/stephane_mallarme/aumone.html]Aumône[/url]

[quote]Prends ce sac, Mendiant ! tu ne le cajolas
Sénile nourrisson d'une tétine avare
Afin de pièce à pièce en égoutter ton glas.

Tire du métal cher quelque péché bizarre
Et, vaste comme nous, les poings pleins, le baisons
Souffles-y qu'il se torde ! une ardente fanfare.

[...]

Ne t'imagine pas que je dis des folies.
La terre s'ouvre vieille à qui crève la faim.
Je hais une autre aumône et veux que tu m'oublies

Et surtout ne va pas, frère, acheter du pain.
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By Maurice
#155616 Je me trompe peut-être, mais ça me semble à moi du petit Baudelaire à la petite morale rebelle (quand tu donnes tes sous au clodo, ce n'est pas ton problème ce qu'il en fait). Il me semble que c'est plus un poème de jeunesse qu'autre chose. Je l'ai lu en entier sur le lien que tu as proposé.

Bref, aucun ressenti particulier, sinon une exaspération face à son maniérisme naissant :

[quote]Prends ce sac, Mendiant ! tu ne le cajolas
Sénile nourrisson d'une tétine avare
Afin de pièce à pièce en égoutter ton glas.

Qu'on m'explique le sens de ces trois vers foutraques, je suis preneur : la poésie n'est pas faite pour qu'on se casse la tête dessus et si son sens n'est pas clair - hors cause chronologique -, c'est bien plutôt parce que le poète ne sait pas bien s'exprimer (ce qui est de l'ordre de la faute professionnel - comme un architecte le fait de faire quelque chose de moche...).

L'hermétisme est souvent la solution de facilité de ceux qui n'ont rien à dire, ils habillent leur vide de mystère et avec un peu de chance et/ou de charisme, arrivent à s'attirer à eux toute une foule d'admirateurs béats, qui reproduiront le "génie" en le dégradant encore plus.
By Bukowski
#155835 Je ne peux que rejoindre l'avis de Maurice, son message étant la cause et cette citation de Valéry la conséquence :
[quote]La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie.
By jazzitup_
#155840 [quote]Prends ce sac, Mendiant ! tu ne le cajolas
Sénile nourrisson d'une tétine avare
Afin de pièce à pièce en égoutter ton glas.


Le sens est limpide, une fois que tu as les pièces dans le bon ordre, comme s'il s'agissait un meuble Ikea monté par un aveugle sous acide. Et le sens est niais: biberon fini, adieu mendiant. C'est justement ce qui rend la suite plus forte par contraste.

(évidemment, on sent l'influence du Poison baudelairien, mais en mieux fait, relis l'original, c'est bateau)

l'enjambement me rend dingue ici

[quote]Et quand tu sors, vieux dieu, grelottant sous tes toiles
D'emballage, l'aurore est un lac de vin d'or

et j'aime

[quote]Servir un cierge au saint en qui tu crois encor.

(c'est à dire un geste inutile et gratuit, à dix lieues de la survie)

Et puis je trouve la fin sublime, loin d'une petite morale nianmerde. C'est une invitation à la jouissance au milieu de la misère absolue, pas si loin de l'invitation à l'orgueil d'"Assommons les pauvres".
By jazzitup_
#155841 J'aime beaucoup le début des Fenêtres également (très proche du Divan d'Edmond Rostand) mais cette fois c'est la fin que j'apprécie moins. A croire qu'à force d'écrire des poèmes dont il peine la tête ou la queue, il décide d'écrire des phrases sans l'une ni l'autre.

Blague à part, c'est un auteur sur lequel j'ai un sentiment positif, mais dont les oeuvres de maturité me sont inaccessibles. J'attends de rencontrer quelqu'un qui m'en rapproche - comme cela a été le cas par le passé pour d'autres artistes (Picasso, Schubert, Miró...).
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By Maurice
#155844 Non, vraiment, pas convaincu par Mallarmé. Et je ne trouve toujours pas le sens bien limpide (et je crois que la comparaison avec un meuble Ikea monté par un aveugle sous acide ne plaide pas du tout en sa faveur :D ).

***

J'ai fini voici quelques jours Le Matin des Magiciens, qui ne me restera pas vraiment comme une grande expérience littéraire, j'en ai parlé ailleurs. Me voici avec non pas avec l'Illustre Maurin comme annoncé dans ma liste, mais avec Maurin des Maures de Jean Aicard qui est le premier volume.

Edition Nelson pour mon cas.

[img]http://nilsworld.free.fr/nelson/images/couvertures/137%20-%20AICARD%20-%20Maurin%20des%20Maures.jpg[/img]

On peut voir l'auteur dans ce tableau célèbre de Fantin-Latour, debout, le plus à droite.
[img]http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/23/Henri_Fantin-Latour_005.jpg/1024px-Henri_Fantin-Latour_005.jpg[/img]

C'est de la littérature actuellement plutôt dédaignée car "provinciale", et c'est bien dommage. Avec Jean Aicard, nous pénétrons à travers une histoire de braconnier passablement coureur de jupons dans la vie et les moeurs des habitants entre Hyères et Fréjus. On se situe sans doute quelque part entre Alphonse Daudet et Marcel Pagnol.

Voici le premier chapitre de Maurin des Maures.

[quote]CHAPITRE I

Lequel débute comme un proverbe de M. Alfred de Musset et où le lecteur apprendra que les Provençaux sont les seuls à savoir rire d’eux-mêmes avec un esprit particulier qu’ils nomment la galégeade.

L’homme entra et laissa grande ouverte derrière lui la porte de l’auberge.

Il était vêtu de toile, guêtre de toile, chaussé d’espadrilles.

Il était grand, svelte, bien pris. Ce paysan avait dans sa démarche une profonde distinction naturelle, on ne savait quoi de très digne.

Il avait un visage allongé, les cheveux ras, un peu crépus, et sous une barbe sarrasine, courte, légère, frisottée, on sentait la puissance de la mâchoire. Le nez, fort, n’était pas droit, sans qu’on pût dire qu’il fût recourbé.

De la lèvre inférieure au menton, son profil s’achevait en une ligne longue, comme escarpée, coupée à la hache.

Sous sa lèvre, la mouche noire s’isolait au milieu d’une petite place libre de peau roussie, d’un rouge brun de terre cuite.

Un souffle d’air froid, sentant la résine des pins et la bonne terre mouillée, s’engouffra avec Maurin dans la vaste salle haute, fumeuse et noire, de la vieille auberge des Campaux.

Cette auberge est bâtie presque à mi-chemin entre Hyères et la Molle, au bord de la route qui suit dans toute sa longueur la sinueuse coupée du massif montagneux des Maures, en Provence, dans le Var.

— Tu es toi, Maurin ? fit l’aubergiste. Ferme la porte vivement. Tu nous gèles du coup, collègue ! On dirait que tu amènes avec toi tout l’humide et tout le froid de la montagne.

— Mais en même temps, fit Maurin narquois et immobile, toute la bonne odeur du bois, collègues ! Vous êtes dans une fumée à couper vraiment au couteau ! Par l’effet de vos pipes, comme aussi de la cheminée où vous brûlez un chêne-liège entier auquel on aura laissé son écorce, vous êtes dans un nuage qui m’empêchait de vous voir. Ça n’est pas sain, camarades ! Respirez-moi un peu cette « montagnère ».

— La porte ! ferme la porte ! crièrent tous les buveurs sur des tons divers, mais où dominait une manière de déférence.

— La porte, Maurin, on te dit ! Il fait un vrai temps à bécasses !

Il y avait, parmi les buveurs, paysans et bûcherons, deux gendarmes et aussi un garde-forêts reconnaissable à son uniforme vert.

Ce garde forestier se tourna à demi et d’une voix de commandement :

— La porte ! on vous dit ! animal ! Comment faut-il qu’on vous le dise ?

Il avait l’air bourru et l’accent corse.

— Malgré vous, — fit Maurin très tranquillement, — malgré vous, vous en aurez, du bon air frais pour votre santé !

« De quoi vous plaignez-vous ?… Ah ! enfin, on vous voit maintenant, les amis !… Mais je ne connais pas ce garde. C’est un nouveau, je le devine. Et un Corse, cela s’entend… Ah ! n’est-ce pas qu’on respire ? Ton auberge maintenant, Grivolas, sent le thym et la bruyère. C’est bon !

Il s’obstinait à ne pas fermer la porte. Il y eut un silence pendant lequel on « entendit le dehors », un bruissement prolongé à l’infini, qui se renflait et s’abaissait comme celui de la mer roulant des sables.

— Entends-tu le bruit des pinèdes ? fit Maurin. Trente lieues de bois de pins qui chantent à la fois, compères ! C’est ça une musique.

Et il se mit à rire.

Alors, la fille du garde, assise près de son père et tournant le dos à la porte, regarda Maurin en face. Les deux « vïores » de verre, qui, plantées dans des chandeliers de cuivre, fumaient sur la table, posées près de la fille, éclairèrent pour Maurin son visage ovale, régulier, d’une pâleur brune et mate. Les cheveux étaient collés sur les tempes en deux bandeaux plats, mais épais, lisses et reluisants comme l’aile bleue de l’agace et du merle ; et sous les sourcils qui semblaient peints, Maurin vit luire, en deux yeux d’un noir de charbon, d’une couleur rousse de bois brûlé, deux étincelles.

— J’ai froid, l’homme ! dit-elle placidement.

Aussitôt, la porte lourde, en se fermant sous la poussée de Maurin, fit résonner dans toute la vaste auberge comme un écho de montagne.

— Excusez, mademoiselle ! fit Maurin. Pour vous servir on aurait fermé plus tôt.

Le galant Maurin n’avait pas seulement la réputation d’être le premier chasseur et piégeur du pays, — comme aussi le plus franc galegeaïré (ou moqueur et conteur d’histoires joyeuses), — mais encore il passait pour le plus beau coureur de filles dont on eût jamais entendu parler. « Agradavo », il plaisait. Telle est la brève explication que donnaient de ses innombrables triomphes amoureux les gens du peuple à qui on parlait de Maurin ; et sa double renommée débordait sur les départements voisins.

En le voyant si courtois pour la fille du garde, un des deux gendarmes s’agita sur sa chaise. Ce gendarme, jeune, bien fait, était fort soigné de sa personne ; joli, la figure ronde, les traits réguliers, la peau tendue, bien lisse, la moustache d’un noir excessif. Rasé de frais, il avait les joues et le menton bleus comme le ciel. On eût dit une poupée en porcelaine, toute neuve. Un détail de cette physionomie était caractéristique, et semblait plaisant sous un chapeau de gendarme : ses deux pommettes se surélevaient, très roses, comme deux gonflements, deux demi-sphères, deux enflures de santé, signes évidents d’une conscience tranquille et d’une indolence à toute épreuve.

Cela rassurait et donnait envie de rire. Ce beau gendarme, gentil comme un ténor, était amoureux de la « Corsoise » ; il s’était fait agréer, mais par le père seulement, en qualité de fiancé. Persuadé qu’il plairait un jour à Antonia, il n’avait pas voulu cependant « brusquer les choses », reconnaissant de bonne grâce qu’il ne suffisait pas de s’être montré trois fois à une jeune fille, et chaque fois durant quelques minutes à peine, pour être certain de n’avoir pas quelque rival secrètement préféré.

Depuis un mois tout au plus, le garde nouveau était installé dans la maison forestière du Don, et le gendarme, appartenant à la brigade d’Hyères, ne pouvait venir au Don, dans la commune de Bormes, qu’en voisin…

Maurin avait surpris le mouvement d’impatience du gendarme et il en avait aisément deviné la cause.

Il vint s’asseoir près des deux gendarmes dont il n’avait rien à redouter, s’étant toujours gardé avec soin de chasser en temps prohibé et sur des terrains interdits, — ou du moins de s’y laisser prendre.

— Grivolas ! du café ! du café bien chaud ! cria-t-il.

— Tu as donc soupe, Maurin ?

— J’ai toujours soupé, moi ! dit-il. Dès que j’ai faim, tu sais bien, — je mange, n’importe où je suis. Et je soupe toujours sans soupe. Voilà pourquoi le bon café me réjouit plus qu’un autre.

Il but une gorgée de café brûlant avec une satisfaction visible, et se mit à bourrer sa pipe lentement.

Presque tous le regardaient avec beaucoup de curiosité. C’était un homme légendaire que ce Maurin, un homme qui faisait « sortir du gibier aux endroits où il n’y en avait pas ». Et quel tireur, mon ami ! Bête vue était bête morte. Toujours chaussé d’espadrilles, il parcourait en silence les bois, les mussugues (coteaux couverts de cistes), les lits pierreux des torrents, les sommets couverts d’argeras (genêts épineux), les vallons de roches et de bruyères.

Cet homme en pantoufles ne couchait pas trente fois par an, comme tout le monde, dans une vraie maison. Son carnier de cuir, exécuté d’après « ses plans » par le bourrelier de Collobrières, était une fois plus grand que le plus grand modèle habituel et, tout chargé, pesait quarante livres, qu’il trimbalait « comme rien ». Qu’y avait-il là dedans ? Un monde ! Tout ce qu’il faut pour vivre à la chasse, seul, au fond des bois, à savoir : douze gousses d’ail, renouvelables ; deux livres de pain, un litre de vin, un tube de roseau contenant du sel, une gourde d’aïgarden[1] ; une coupe taillée dans de la racine de bruyère, coupe d’honneur offerte à Maurin par les chasseurs de Sainte-Maxime ; deux paquets de tabac de cantine, deux pipes, un couteau-scie ; un couteau-poignard de marin, dans sa gaine de cuir ; un briquet, de l’amadou, trois alênes de cordonnier, un tranchet, une paire d’espadrilles de rechange (il en usait deux paires par semaine) ; une demi-peau de chèvre tannée, pour le raccommodage de ses chaussures ; deux tournevis, six livres de plomb, trois boîtes de poudre, deux boîtes de capsules (car bien qu’il possédât un fusil « à système » il prenait quelquefois son vieux fusil à piston) ; une boîte de fer-blanc pour les œufs et les sauces ; douze mètres de cordelette fine et solide dite septain ; une paire de manchons. Ces manchons étaient des gants de cuir de son invention, sans doigts, où ses bras plongeaient jusqu’aux épaules. Ces manchons, qu’il faisait admirer volontiers, ne semblaient pas d’un usage pratique, mais ils lui rendaient, au contraire, les plus grands services en de certaines occasions.

Quand on disait, chez les paysans, sur un point quelconque du département : « Maurin… » quelqu’un de l’assistance aussitôt ajoutait, sur le ton de l’interrogation : « Des Maures ? » Et si celui qui allait parler répondait : « Oui », vite les têtes se rapprochaient, on faisait cercle pour apprendre quelque nouvelle aventure du roi des Maures, du don Juan des Bois.

Les domaines de Maurin étant immenses, on l’apercevait peu de temps dans la même région. C’est pourquoi, ce soir-là, à l’auberge des Campaux, la curiosité était si vive autour de lui.

Les joueurs oublièrent leurs cartes, pour le regarder attentivement. Les conversations étaient en déroute.

Maurin eut de nouveau un gros rire.

— Je suis tombé ici, dit-il, comme une pierre dans un marais, donc ! que les grenouilles ne disent plus rien ?

Le beau gendarme grommela sottement :

— Grenouilles ! grenouilles ! parlez pour vous, camarade !

Il ne fallait jamais agacer Maurin. Il avait la superbe d’un chef, et la susceptibilité d’un solitaire que rien ne vient heurter à l’ordinaire.

De plus, en présence d’une femme qui ne lui déplaisait pas, jamais Maurin n’eût « laissé le dernier » (le dernier mot) à qui que ce fût. En pareil cas, ce mâle devenait terrible, à la manière de tous les fauves.

— J’ai dit : « grenouilles » ! gronda Maurin, vous faisiez dans cette salle un tapage de grenouilles ! et vous vous taisez comme des grenouilles dans le marais, depuis que j’ai fermé cette porte. Je l’ai fermée pas pour vous, mais seulement pour plaire à la demoiselle… Et vous vous taisez, je dis, comme des Grenouilles ! — Il enflait le mot. — Voilà ce que j’ai dit. Et la gendarmerie ne peut pas y changer une parole. Ça, elle ne peut pas le faire, la gendarmerie !…

La gendarmerie ne peut pas non plus verbaliser contre une phrase inoffensive, après tout, comme celle que Maurin avait prononcée.

Le gendarme, vexé, se tut. La Corsoise, sympathique à Maurin, souriait.

Les Corses, race héroïque, sont ou gendarmes ou bandits. Le père de la Corsoise était fils d’un célèbre bandit corse.

Élevé dans le maquis jusqu’à l’âge de vingt ans, il était devenu un excellent soldat. Maintenant il était garde forestier et sa fille avait dix-huit ans. Elle eût épousé sans répugnance un gendarme, mais elle n’y avait jamais songé. Au choix, elle eût préféré un bandit, et elle n’y songeait pas.

Elle regarda Maurin. Maurin en éprouva une joie physique bien connue de lui.

C’était un peu ce qu’il ressentait parfois au sommet d’une montagne, à l’aube, lorsque la vie lui revenait nouvelle, aux lèvres et dans le sang, après un bon somme, et que le souffle de la mer, chargé des parfums de la montagne, pénétrant jusqu’à la chair par le col ouvert de sa chemise courait dans tout lui, et le faisait frissonner d’aise.

Le regard de la Corsoise l’émut plus que jamais ne l’émut un regard de femme. Le descendant des pirates maures rapteurs de filles tressaillit sous le regard de cet œil très noir, très grand, enflammé, où il reconnut une race de feu, sœur de la sienne. L’envie lui vint de faire le beau, comme elle vient au faisan dans le temps des amours.

— Tu n’as rien tué aujourd’hui ? lui demanda l’un des buveurs.

Alors la physionomie du galégeaïré devint sérieuse :

— Il m’en est arrivé une, dit-il, dans son français traduit du provençal et semé d’idiotismes : osco, Manosco !

Il abattit sur la table son poing fermé, avec le pouce rigide en l’air.

Cela signifiait : « Il m’en est arrivé une bien bonne, surprenante, inénarrable ! »

Osco, c’est-à-dire ; marque-la ! et Manosco, ajouté pour la rime, pour rien, pour le plaisir, pour faire sonner une deuxième fois le osco en invoquant une cité provençale qui a donné, dans les temps, de fortes surprises aux gens de guerre.

Les têtes se groupèrent autour de Maurin. Seuls les gendarmes ne se dérangèrent pas. L’aubergiste fut attentif. Quel gibier lui apportait Maurin ?

Maurin, lui, songeait surtout à plaire à la fille, en contant de son mieux une histoire étonnante.

La belle Corsoise s’était dérangée comme les autres pour écouter le conteur jovial, le fameux galégeaïré.

Maurin repoussa en arrière son petit feutre fané et dit gravement :

— Voilà. Figurez-vous, je n’ai vu, de tout le jour, qu’un gageai (un geai).

Il y eut un : ah ! de désappointement dans l’auditoire.

— Mais espérez un peu ! poursuivit l’homme avec une expression narquoise répandue dans tout son visage, espérez un peu… vous allez voir…

« Le geai me passait sur la tête. Je lui envoie mon coup de fusil. Pan ! il descend à terre et se pose sur ses pattes comme un homme ! Je me dis : Il est blessé ! Et vous auriez dit comme moi. Manquer un geai qui vous passe sur la tête ! le coup du roi ! quand on est Maurin ! le manquer, ça n’est pas possible ! je ne pouvais pas me le croire !

— Alors ?

— Alors je vais pour le ramasser… il fait un bond, mes amis, et se pose à terre, un peu plus loin ! Je me dis : « C’est une masque (un sorcier) ! Nous allons voir s’il m’emportera mes deux sous de poudre et de plomb, ce voleur ! » Je prends mon chapeau… et vlan ! je le lui lance : le voilà coiffé ! mes amis ! je vous l’ai coiffé… il était sous le chapeau, pris, mes amis, pris, flambé, cuit… Avec une sauce bien piquante un geai peut nourrir un pauvre… Je vais donc encore pour le ramasser… Ah ! misère, mes enfants ! misère de moi !… au moment où j’envoie la main en avant, voilà mon chapeau qui fait un bond, lui aussi, et qui se pose dans un arbre ! Je voyais sortir, de dessous le chapeau, les pattes de mon geai… Un chapeau à pattes, là-haut, sur le ciel !… Pauvre de moi !… Il, fait encore un bond… et voilà mon chapeau sur une branche plus haute, au bout d’un pin cette fois !… Il n’est pas neuf, mon chapeau, c’est vrai, tenez, le voilà… mais il vaut bien encore vingt sous… n’est-ce pas, gendarmes ?

« Alors je me dis : « Vingt sous de chapeau et deux sous de poudre et de plomb, ça fait bien vingt-deux sous, si Barrême n’est pas un âne… » Qu’auriez-vous fait à ma place ?… Je tremblais pour mon chapeau. Je me disais : « Voilà un vieux chapeau fichu, il va s’en aller qui sait où ! » Alors, mes amis, je ramassai une motte de terre, je visai bien, je la lançai — et le chapeau tomba comme un gibier ! mais le geai, mes amis, prit son vol et fila comme un chasseur en faute poursuivi par des gendarmes… C’était, je vous le dis, une masque… Osco, Manosco ! Marquez-moi celle-là !

On riait. La belle fille riait, près de Maurin, qui, de façon à être entendu d’elle, dit à voix basse au patron de l’auberge :

— Trois lapins et deux lièvres, ma chasse d’aujourd’hui, sont à l’endroit que tu sais ; vends-les pour mon compte et pour le mieux ; personne n’a besoin de savoir mes affaires.

Il rayonnait, Maurin ; il avait d’une seule histoire fait deux coups doubles : il avait fait rire la belle fille, et agacé les gendarmes : un ! — dissimulé aux yeux des autres auditeurs le profit de sa journée, et satisfait son imagination « d’artiste » : deux ! — car il venait d’inventer son histoire de toutes pièces. Et il savait très bien que tout ce monde n’était pas dupe de sa fable, et que tous l’admiraient de si bien mentir.

Il se moquait un peu de son public, en même temps que de sa prétendue maladresse, à laquelle nul ne croyait.

Et toute cette façon de rire de soi et des autres en se donnant un ridicule vrai ou seulement vraisemblable, c’est cela qui constitue la gouaillerie provençale, la galégeade. Qui trompe-t-on ici ?… Nous ne le saurons jamais.

La suite ici : [url]http://fr.wikisource.org/wiki/Maurin_des_Maures[/url]
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By Maurice
#155897 Ce roman, Maurin des Maures est une petite merveille qui non seulement content de vous qui vous donne la pêche... et loin d'être bête avec ça :

[quote]Ainsi, il tenait, là, dans ses bras, la fiancée du gendarme Sandri ! Elle se mettait sous sa protection ! Elle le regardait comme un sauveur en ce moment.

Maurin sentit dans son cœur un violent mouvement de fierté et de joie. Prendre à Sandri sa fiancée, — sans mauvaise ruse, bien entendu, — c’était bien là un triomphe digne du don Juan des Maures, et qu’il espérait depuis quelque temps avec une impatience secrète, et dont il s’étonnait.

— Qu’y a-t-il, ma belle petite ? demanda-t-il.

Malgré la force de son impatience, le don Juan des Maures était un mâle trop énergique, trop sûr de lui-même et trop fier, pour jamais essayer de triompher d’une femme par des moyens sournois.

Sa grande satisfaction était de voir les femmes « venir toutes seules », comme il se plaisait à le dire, telles les perdrix au coq. Chacun sait qu’il avait un jour répondu à un curieux, qui l’interrogeait sur ses moyens de séduction :

— Oh ! moi, les femmes, que vous dirai-je ? Je les regarde comme ça et elles tombent comme des mouches !

À la façon des Maures ses aïeux, il aimait les femmes un peu comme de gentils animaux familiers qui doivent servir attentivement leur maître, l’homme, pour être vraiment aimables. Il les aimait dédaigneusement. Et l’inconscient désir qu’elles avaient de vaincre ce dédain n’était pas pour peu de chose dans les passions qu’il inspirait.

Il y a encore quelques vieilles maisons de paysans, en Provence, où la femme ne se met pas à table à l’heure des repas. Elle sert les hommes, même ses fils, et ne s’attable qu’ensuite.

On n’ignore pas que les Arabes, voyageant à cheval à la recherche d’un campement nouveau, sont suivis des femmes qui vont à pied chargées comme des bêtes de somme.

Maurin considérait les femmes comme les inférieures prédestinées de l’homme ; même les façons galantes, les gentillesses qu’il avait avec elles, étaient comme un tribut un peu méprisant payé à leur frivolité ; peut-être, dans son idée, à leur sottise.

Ce qui le distinguait d’un vrai musulman, c’est qu’il avait quelque pitié des femmes. Et ceci augmentait encore chez elles un singulier désir de monter dans son estime, dans son esprit et dans son cœur. Elles ne voulaient pas plus de sa pitié que de son dédain. Et pour se faire aimer, elles finissaient par lui offrir toutes leurs grâces et tout leur amour.

Maurin n’avait pas fait, bien entendu, une étude approfondie de ses propres sentiments. Ce qu’il était il l’était simplement, et il suivait, sans contrarier la nature, sa vie de chasseur aventureux, laissant au hasard le soin de nouer et de dénouer ses histoires amoureuses.

Pour l’instant, il avait, là, contre sa poitrine, une belle fille de dix-huit ans, toute oppressée par la peur, frissonnante, et qui, fiancée à son ennemi le gendarme, l’implorait, lui, le sauvage braconnier !
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By Maurice
#155950 Aujourd'hui, promenade littéraire. Plutôt que de lire assis, j'ai essayé de lire en marchant. Je dois dire que je suis assez content du résultat. 6 km ainsi dans la Coulée verte (XIIème arr), ma liseuse à la main. Marche parfois rapide sans lire, parfois rapide en lisant, parfois lente en lisant, avec une pause de 5 minutes pour finir les chapitres.

(une vidéo intéressante car critique sur le mode de vie chasseur / cueilleur fait que je me rends compte que je suis fait, en tant qu'humain, pour la marche avant toute chose... Le fait d'avoir fait hier une nuit de marche dans Paris en galante compagnie avec une amante occasionnelle que je n'ai jamais mentionnée ici, après un pique-nique ( et donc marche, vin et bisous de Monceau à Montmartre puis de Montmarte à Notre-Dame pour admirer le lever du soleil sur elle, avec deux arrêts en terrasse) ne m'a pas du tout empêché de refaire 6 km aujourd'hui en dépit d'une légère gueule de bois !)

Seulement, je me suis dit que peut-être, parfois, alterner la lecture avec l'audition, lorsque cela était possible, notamment dans le cas de la marche n'est sans doute pas idiot. Et de fait, je viens d'écouter les trois chapitres de Maurin des Maures, et je dois reconnaître que c'est quelque chose qui me plaît énormément, surtout que l'accent provençal se prête magnifiquement au texte, évidemment.

Si vous êtes ou allez dans la région du Massif des Maures cet été, il me semble que cet ouvrage vous fait vraiment vivre l'âme du pays. Et l'extrait ci-dessus que je vous avais proposé de lire montre aussi que ce n'est en outre pas le seul intérêt.

N'hésitez donc pas à mêler lecture et écoute, comme il vous plaira !

[url]http://www.audiocite.net/livres-audio-gratuits-romans/jean-aicard-maurin-des-maures.html[/url] ensuite vous cliquez sur Téléchargement partie par partie, ce qui donne par exemple ici les chapitres 1 à 5 : [url]http://www.audiocite.net/livres-audio-gratuits-feuilletons/jean-aicard-maurin-des-maures-chap1-5.html[/url] en audio et en texte écrit.

Quoiqu'il en soit, se lit et/ou s'écoute d'autant mieux entouré de verdure ;).

Il faut que je généralise cet usage de l'audio livre lorsqu'il est disponible car le rythme de lecture vous est en quelque sorte imposé par le lecteur et la concentration peut être plus importante, et au final, le gain de temps peut-être intéressant. Sans compter que pour ceux qui n'aiment pas lire, ça peut être un moyen très intéressant de découverte de la littérature - et puis, c'est un peu comme quand votre maman vous lisait des contes quand vous étiez enfant ;). L'effet en quelque sorte hypnotique que procure une bonne lecture peut être supérieur à ce que cela donne lorsque vous vous plongez dans le livre en le lisant. A ne pas négliger, donc, lorsque cela est possible.

Rappel, plusieurs sites d'audiolivres gratuits sont disponibles.

Notamment [url]http://www.audiocite.net/[/url] et [url]http://www.litteratureaudio.com/[/url]. Mais tapez [audiolivre gratuit] dans Google, et vous aurez d'autres sites à votre disposition.
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By Maurice
#155985 Je vais donc "lire" trois ouvrages à la fois suivant leur disponibilité.

- Les audiolivres (surtout avant de me coucher). Je finis Maurin des Maures de Jean Aicard.
- La liseuse, surtout pour la marche (ou le métro parfois). Je commence le K de Dino Buzzati.
- Le livre en dur, disponible seulement en papier. Les Fragments posthumes de Friedrich Nietzsche, même si je ne sais pas trop comment caser ça.

Vous n'aimez pas trop la littérature mais aimeriez lire quelque chose de plutôt drôle, pas idiot, bien écrit en pouvant arrêter pendant longtemps sans regret pour reprendre un mois plus tard ?

Les Nouvelles du K de Buzzati sont faites pour vous. Si vous aimez Borgés, vous adorerez Buzzati, qui a pour lui d'être plus léger, plus drôle, tout en étant peut-être bien tout aussi spirituel (je trouve que parfois Borgés manque un peu d'humour).

[img]http://static.fnac-static.com/multimedia/FR/Images_Produits/FR/fnac.com/Visual_Principal_340/1/5/3/9782266122351.jpg[/img]

Je ne vais pas vous proposer l'incipit de la nouvelle le K, qui est excellente mais se déguste sur la durée, mais plutôt celle de "Et si ?" Juste une phrase :

[quote]C'était lui le Dictateur et dans la salle du Conseil suprême venait de prendre fin le rapport du Congrès universel de la Fraternité, au terme duquel la motion des adversaires avait été pulvérisée à une majorité écrasante grâce à laquelle Il devenait le Personnage le plus Puissant du Pays et Tout Ce Qui se Rapportait A Lui, Désormais, Serait Ecrit Ou Dit Avec Des Majuscules ; A Cause Du Tribu d'Honneur.

Ouvrage que je lis plutôt en marchant et qui se lit facilement ! Sans doute reviendrai-je dessus ultérieurement, mais je suppose que beaucoup d'entre vous ont déjà lu ce livre, non ?
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By Maurice
#156013 De ce que je vois en papillonnant sur internet, cet ouvrage, Maurin des Maures, négligé à Paris et par l'Education nationale, fait toujours partie du fond culturel commun des gens de la Provence. De même que le Cheval d'Orgueil (cf Printemps 2014), à son niveau, est un ouvrage présent dans chaque maison bretonne. Et je crois que ces gens-là ont bien raison. J'ajoute que Maurin des Maures, c'est vraiment de la littérature d'homme et qui donne un coup de fouet à votre désir de virilité fort bienvenue. Il y a un article qui vient d'être écrit sur la générosité, on se rendra compte que Maurin est un être généreux par ailleurs dans le texte qui suit.

Oui, comme je le pensais dans mon journal et comme je le citais ici, une femme demande un maître. Pas seulement un maître en séduction, non. Ca c'est de la peinture, comme dit Stéphane dans son livre. Mais aussi un maître de son univers (l'univers dans lequel il vit ainsi que son univers mental - chose sans doute que plus personne n'arrive à être si cela a jamais été, la faute sans doute à une spécialisation excessive. Elles sont là les fondations en quelque sorte.) A ce titre, cet ouvrage possède des vertus éducatives qui me semblent être de premier plan. L'homme par excellence étant non pas le guerrier, non pas le chef d'entreprise, non pas le sportif... mais sans doute le chasseur (espèce ô combien détestée par les temps qui courent, par ces mêmes gens qui souvent mangent une fois par semaine dans une officine de restauration rapide américaine ou d'inspiration américaine et le reste du temps des produits contenant des restes d'animaux dont on ne voudrait pas qu'ils vécussent une heure la pitoyable vie qu'ils vivent pourtant).

Un peu à côté de l'intrigue principale, il y a dans ce livre, un récit absolument magnifique dont la morale constitue la plus belle critique jamais adressée à la philosophie de Nietzsche. Voici :

[quote]Et Maurin poursuivit ainsi :

LA LIEVRE DE JUIN

Pitalugue labourait son champ, dans la plaine au-dessous de Bormes.

Tout en un coup, tirant sur les brides de corde, il arrêta doucement et en silence son cheval et, les yeux écarquillés et fixes, il regarda attentivement un creux de sillon dans son labour de la veille, à vingt pas devant lui, à sa main droite, sous le vent.

Voyons, il ne se trompait pas : cette espèce de paquet gris et rougeâtre qui ne remuait pas, c’était une lièvre. Elle dormait. Noum dé pas Dioù, qué lèbre !… Une chose grosse comme un gros chien, mon ami !

Que faire pour l’avoir ?

Se taire d’abord et réfléchir, mais réfléchir un peu vite et prendre un parti au plus tôt.

Adonc, Pitalugue réfléchissait, immobile, les deux mains serrant, d’émotion, les manchons de l’araire, derrière son vieux cheval.

Qu’heureusement il y avait du vent, et pas de mouches ! – pourquoi, s’il y en avait eu, des mouches, le cheval, en les chassant du pied, aurait peut-être fait du bruit à réveiller la lièvre.

Elle dormait comme un plomb, pechère !

Alors, Pitalugue se pensa : « Si je voyais là-bas quelqu’un de mes enfants, je lui ferais signe de m’apporter le fusil, mais je n’en vois pas. Quand on laboure, on devrait toujours être armé !… »

Pitalugue avait laisse son araire en plan, il avançait à pas silencieux vers la bête endormie.

Voici ce qu’il comptait faire :

Arrivé près de la lièvre, quand il l’aurait presque à ses pieds, il se baisserait tout doucement, puis, d’un coup, laisserait tomber tout son corps de tout son poids sur elle, comme tombe la lourde pierre d’un quatre de chiffre… il l’écraserait ainsi sous sa lourde poitrine, car sans cela, de la prendre tout bonnement avec la main comme on cueille la figue à la figuière, il n’y fallait pas songer. C’est fort, une lièvre.

Donc, c’était décidé, il allait faire, de tout son corps, une pierre de lesque. Et malgré cela, en se détendant et se débattant, elle saurait peut-être se faire lâcher !

Il approcha, approcha. La lièvre ne s’éveilla point. Quelle lièvre, mon ami ! un petit âne d’Alger !… Pitalugue jeta encore un regard vers sa bastide : personne.

Alors, résolument, il se laissa tomber comme un bloc de carrière sur la lièvre qui dormait toujours. Elle ne s’éveilla que sous le choc avec un cri, mon homme ! que tu aurais dit de trois cents rats qui ont tous à la fois la queue prise dans une jointure de porte.

Quand il sentit la bête chaude et remuante contre son estomac : « Vé ! que je l’ai ! » cria-t-il, joyeux.

Et il travailla à lui prendre les pattes, deux dans chaque main !…

« Ah ! par exemple ! c’est « un bon affaire » ! Je n’ai pas manqué mon coup !… Voyez un peu, sans fusil, ce que peut faire le génie de l’homme ! »

Quand il se releva, il aperçut ses quatre enfants et sa femme qui venaient à lui.

L’aîné de ses trois « drôles » portait le fusil ; sa petite dernière courait devant la mère. Tous avaient vu de loin les manières de Pitalugue, et ils avaient compris, les monstres ! Car un paysan aux champs voit tout ce qui se passe aussi loin que peut porter sa vue et, à la manière des mouvements d’un homme, il devine, au loin, si l’homme se gratte pour une puce ou pour une mouche.

Pitalugue cria à son aîné qui n’était plus beaucoup loin :

« Pitalugue, j’ai de la ficelle à la poche, va vite la prendre dans ma veste qui est pendue à l’olivier le plus proche. »

Mais de la cordelette, Pitalugue fils en avait sur lui, et la lièvre fut liée par les quatre pattes, au milieu du rond que faisaient autour d’elle la femme, les quatre enfants et le père.

« Père, ne lui « fasse pas de mal ! » disait la petite en se haussant, pour voir ce grand lapin sauvage qui gigotait de son mieux, pechère, mais sans pouvoir se tirer de ce mauvais pas.

La lièvre liée, chacun voulut lui tâter le râble.

Seule, la petite ne caressait que le poil.

« Quelle lièvre ! Ca pèse bien huit livres !

– Ah ! çà, vaï, huit livres ! Elle en pèse au moins dix !

– S’il te fallait l’acheter, tu la paierais bien dans les sept, huit francs !

– Ah ! çà, vaï, sept, huit francs, dans cette saison ! pour quinze tu ne l’aurais pas !

– C’est à Paris qu’ils seraient contents d’avoir la pareille, au mois de juin !…

– De lièvre, moi, dit l’aîné, je n’en ai pas mangé deux fois dans ma vie.

– C’est bon ? dit le second.

– Meilleur que du poulet, bien sûr !

– Quand est-ce qu’on la mangera ? » demanda le plus petit des trois garçons.

A ce moment, Misé Pitalugue s’écria :

« Bou Dioù ! Elle a du lait, voyez, pechère ! C’est une mère… c’est facile à comprendre que ses petits l’attendent quelque part… »

Elle pressait les mamelles de la pauvre bête épouvantée et haletante. Les gouttes de lait venaient au bout des tétines.

« C’est embêtant », dit l’homme.

Et tous, un long moment, gardèrent le silence, bien ennuyés.

« Pourquoi, embêtant ? dit l’aîné. Est-ce qu’elle sera mauvaise ?

– C’est embêtant qu’elle ait des petits, dit la femme. Ca fait peine, tout de même, de penser qu’ils vont mourir dans un trou ! »

La lièvre, bien liée par les pattes, fut déposée à terre. Et tous s’assirent autour d’elle, tenant conseil.

Il y avait un bon moment, poursuivit Maurin, que, passant par-là, je m’étais approché d’eux.

Ils m’expliquèrent toute l’affaire.

« J’étais avec Maurin », confirma alors Pastouré, qui suivait attentivement tous les détails du récit en remuant les lèvres comme s’il eût répété mot à mot tout ce que disait Maurin, lequel continua ainsi :

« Que faut-il faire ? demanda Pitalugue. C’est bon, la lièvre. Et puis, il y a de quoi faire un gros repas à nous six. Ca compte, ça, dans une maison pauvre comme est la nôtre !… Qu’allons-nous faire, Maurin ? »

Je lui dis :

« Je ne sais pas ; la lièvre est tienne. C’est des choses qui ne regardent que ceux qui y ont leur intérêt. Mais si j’étais « de toi », je la lâcherais.

– Ce sont ses petits qui me tourmentent, dit Pitalugue. J’ai tous ces petits levrautons dans ma tête.

– Ils vont pleurer à fendre le cœur, dit sa femme.

– Et crever sans être utiles à personne », dit Pitalugue !

Alors, la petite dernière se mit à sangloter :

« Je veux pas qu’on la tue, père ! père, il ne faut pas la tuer.

– Allons, dit la femme, ne contrarie pas la petite… c’est quinze francs de jetés par la fenêtre… lâche-la tout de même. »

Avec beaucoup de précautions pour ne pas lui casser les pattes, ils la délièrent.

Et quand elle fut déliée, Pitalugue et sa femme et tous en eurent comme un remords. Ils ne voulaient plus la lâcher :

« C’est dommage ! un si beau morceau, et si bon ! une lièvre de vingt francs, pour le moins !… Remets-lui vite la ficelle aux pattes, Pitalugue. »

Mais la petite fille cria :

« Laisse-la aller à sa maison, père !… ses petits appellent et puis, d’abord, moi, je la veux voir courir !…

– Ses petits ne sont pas loin, probable ! dit le père… elle en doit bien avoir trois ou quatre… Il faudra veiller. Nous les tuerons quand ils seront grands. Ne prenons pas les bêtes par traîtrise, quand elles ont des petits… »

Que vous dirai-je, messieurs, la compassion l’emporta :

« Regardez bien ! y êtes-vous ? Pas de regrets ?… une, deux !… adessias ! »

Posée à terre, la bête bondit…

Ici, entraîné par la force de ses souvenirs, Pastouré, interrompant Maurin, s’écria :

« Ah ! messieurs !… si vous l’aviez vue filer, cette mère !

– Et voilà le cœur de mon peuple ! conclut Maurin.

– Bravo ! dit M. Rinal ému. Là-dessus, je vais me coucher… (...)

Et les quatre amis se séparèrent.



[size=150]
Chapitre 47 Qu’il ne faut pas lire, parce qu’on y relate la profonde et ennuyeuse conversation qu’eurent ensemble, – en présence de Maurin des Maures et de Parlo-soulet, – M. Rinal et M. Cabissol, lequel se décida, pour en finir, à conter deux galéjades.[/size]

Le lendemain du jour où il avait conté à ses amis La Lièvre de juin, Maurin ne fut pas oisif.

Désireux de se rendre utile à son hôte, pour lui témoigner sa reconnaissance, il passait, en effet, ses après-midi devant un banc de menuisier, réparant une porte ou un volet, un pied de table ou de chaise, car il faisait de ses mains, comme on dit, tout ce qu’il voulait, notre homme, et, dans une île déserte, pourvu que le naufrage lui eût laissé quelques outils à peu près, il eût été capable de construire une péniche presque aussi bien que le charpentier du bord.

Le soir, après le dîner auquel assista M. Cabissol et où, bien entendu, fut servi un poulet sans tête, la conversation prit un tour singulièrement philosophique.

Lorsque arriva Pastouré, qui, silencieux à son habitude, s’assit sur son escabeau tout en allumant sa pipe, la discussion entre l’avocat et l’ancien chirurgien de marine battait son plein.

Les deux chasseurs écoutaient, s’efforçant de comprendre, et comprenant en effet bien des choses, mais non pas tout, et pour cause.

Les deux interlocuteurs parlaient de Nietzsche.

A quel propos ?

A propos du sentiment de pitié auquel le lièvre de Pitalugue avait dû sa libération.

Le philosophe allemand, dissertant de la pitié, dit en propres termes : « Les petites gens la tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence… Gardons-nous de la pitié. Soyons durs. »

« Il a bien raison, s’écriait M. Rinal, Robespierre et Marat pitoyables, c’est la Révolution française, l’émancipation du monde rendues impossibles.

– Cependant, répliquait M. Cabissol qui partageait, au fond, l’opinion de M. Rinal, mais qui s’amusait à le contredire à seule fin de l’exciter aux répliques, – cependant vous ne pouvez pas voir dans votre assiette une tête de poulet ?

– Les poulets sont des innocents. Toutes les bêtes sont innocentes.

– Maurin est un chasseur ; il tue des bêtes.

– Il les tue pour en vivre. La vie inférieure doit être sacrifiée à la vie supérieure, et celle-ci a le droit d’être impitoyable lorsqu’il s’agit pour elle d’assurer sa conservation et les moyens de s’élever encore. Les miséricordieux sont les protecteurs de la vie ; mais ils doivent la protéger, par pitié suprême, contre les premiers mouvements de leur pitié instinctive, laquelle pourrait donner la victoire aux vrais impitoyables… N’en doutez pas, c’est le fond de la pensée de Nietzsche. »

Il faut croire que Maurin avait compris car il grommela :

« Il vaut mieux tuer le diable…

– Que si le diable vous tue, proféra Pastouré le taciturne.

– Le difficile, continua M. Rinal, c’est de distinguer entre les véritables durs capables de sacrifier l’humanité entière à leurs convenances personnelles, et les autres, ceux qui ne sont inexorables qu’en vue du bien général.

– Théorie dangereuse.

– Théorie féconde. Et tenez, dans la vie courante, à toute heure, il faut savoir broyer en soi, douloureusement, toute compassion envers ceux qu’on aime, afin d’assurer leur progrès moral et par conséquent de les aider à être heureux un jour. C’est l’idée éducatrice par excellence. Jésus n’eut-il pas ses heures de colère ? Nietzsche n’a rien inventé ! – Au demeurant, poursuivit M. Rinal, les philosophes ne me plaisent guère parce qu’ils ont la prétention, chacun, de trouver la définitive formule de la vérité. La vérité est éparse et il n’est encore au pouvoir de nulle créature humaine d’en raccorder les fragments disséminés. Le secret, la clef de cet accord ont été cachés dès l’origine sous une pierre des fées ou dans un antre de pythonisse. Il y a plus de vérité dans l’intuition intermittente des simples en général et des poètes en particulier, que dans les systèmes prétentieux d’un philosophe. Les philosophes ne sont que des poètes manqués et, ce qui est plus grave, de simples gens de lettres, du moins pour la plupart.

– Qu’entendez-vous par-là ?

– J’entends par-là des artistes qui se préoccupent surtout de leur gloire. Le désir de se signaler gâte leur sincérité. L’univers nous apparaît comme contradictoire à lui-même ; notre esprit est encore incapable de concevoir que le conflit des forces opposées, la lutte des antinomies, vie et mort, bien et mal, est la condition même de l’ordre dans le monde. Or, malgré eux, les philosophes, dont la logique est mise en déroute par l’inexplicable, finissent par se préoccuper avant tout de paraître originaux. Il faut fonder un système qui ne ressemble pas au système des aînés, sans quoi on n’est que leur écolier, et il s’agit de se poser en maître. Nietzsche est un douloureux attendri qui porte sa robe à l’envers. De quoi est-il vêtu ? Quelles couleurs singulières ! Retournez l’étoffe de Nessus qui emprisonne sa chair et vous reconnaîtrez la pitié. Il la hait parce qu’il en meurt. Grand poète, un peu obscur, que la mort de Dieu a rendu fou, admirateur de l’énergie parce qu’il se sentait faible et de la dureté parce qu’il était trop tendre. »

M. Cabissol toussa.(...)
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By Maurice
#156031 Chose étonnante, la suite du chapitre tend à se perdre dans un hymne à la République et à la démocratie un peu "plan plan", par une histoire caricaturale des moeurs de l'Ancien Régime (digne de ce fameux "droit de cuissage" qui n'a jamais existé) et enfin par un engagement pour le socialisme... Le tout arrive quand même un peu comme un cheveux sur la soupe, d'autant qu'on arrive à la fin de l'ouvrage. N'est-pas Victor Hugo qui veut (et encore ce point est-il en soi discutable chez Victor Hugo).

***

Il m'a été étonnant de voir que déjà en 1908, Nietzsche était célèbre en France, pour se retrouver convié à ma grande surprise dans ce roman. Par de ces coincidences qui voulaient qu'au même moment je m'intéressais à cette mode "paléo", chasseur-cueilleur, au moment où je lis un roman sur les exploits d'un chasseur, voilà que donc l'on parle aussi dans ce roman de l'auteur dont je devais commencer la lecture d'un ouvrage aujourd'hui.
Promis, si un jour je lis un conte racontant l'histoire d'un vainqueur à la loterie, ce jour là, j'achète un billet !

***

La critique de Nietzsche serait évidemment valable si Nietzsche s'adressait à ce qu'il appelle "la populace". Mais on rappellera que Nietzsche n'est pas un philosophe politique. Et je m'en rends compte alors que je commence la lecture de ces Fragments posthumes (automne 1887 - mars 1888).

L'on voit qu'un Nietzsche se ferait exclure de l'ensemble des forums, sans doute...

[quote]Guerre à l'idéal chrétien, à la doctrine de la "béatitude" et du salut en tant que but de la vie, à la suprématie des simples, des coeurs purs, des souffrants et des malchanceux, etc. 13 9 18 p 25
On voit ce que de telles phrases peuvent avoir de proprement dangereux lorsqu'elles tombent entre les mains de la Canaille. C'est d'abord la soeur de Nietzsche, détournant et pipant ces fragments pour élaborer la "Volonté de Puissance" puis faisant de Nietzsche un philosophe nazi avant l'heure (lesquels pourtant préférant généralement Schopenhauer). Canaille par la récupération "gauchiste", via son relativisme absolu, son perspectivisme, porte ouverte à toutes les théories délirantes actuelles (genre etc). Nazisme et gauchisme, deux idéalismes canailles qui pensaient en terminer avec l'idéal chrétien par les pires manières qui soient.
En finir avec l'idéal chrétien ne devrait valoir que pour soi. Pour les gens ordinaires, on n'a encore rien trouvé de mieux et sans cet idéal (je poursuis ma réflexion avec Nietzsche), l'homme se fait pitre, comédien (ceux qui font semblant de croire en faisant d'ailleurs partie), être pitoyable, consommateur adulescent, là où l'Eglise lui conférait sa dignité, qui valait peut-être ce qu'elle valait, mais qui n'en était pas moins réelle. Il y a un prix à payer si l'on déclare que Dieu est mort.

Nietzsche, cet allemand qui se rêvait italien :

[quote]Pour la caractéristique du génie national, eu égard à ce qui est étranger et emprunté.
le génie anglais vulgarise jusqu'à la naïveté tout ce qu'il reçoit.
le génie français atténue, simplifie, logicise, nettoie
le génie allemand efface, transmet, embrouille, moralise
le génie italien a de loin fait l'usage le plus libre et le plus subtil de ce qu'il a pu emprunter et y a mis cent fois plus de lui-même qu'il n'en a extrait ; génie le plus riche en dons à prodiguer. 5 9 5 p 21

Irrécupérable.

Son relativisme épistémologique, en tant qu'il considère la science comme une métaphysique démocratisée en quelque sorte et tout aussi incapable d'atteindre au Vrai, laquelle ne serait pas une valeur à conserver, s'avère ce qu'il y a de plus faible chez lui et c'est par là que les Deleuze et à sa suite tout un tas de "penseurs" l'ont récupéré jusqu'à nos jours. Son refus de la vérité scientifique, qui est exprimé clairement dans les pages que je lis, est insoutenable. On ne peut pas dire avec les relativistes que le vrai est objet de pure création. Karl Popper est passé par là.

Pourtant, Nietzsche écrit :
[quote]Le Fait de déterminer entre "vrai" et faux", de déterminer d'une manière générale des états de chose, est foncièrement différent de l'acte créateur de poser, de former, structurer, surmonter, maîtriser, vouloir, tel qu'il réside dans l'essence de la philosophie. INTRODUIRE UN SENS - cette tâche reste encore absolument à accomplir, admis qu'il n'y réside aucun sens.
37 9 48 p34

Deleuze a repris ça dans sa création de concept, mais dans les amphis bétonnés et enfumés, lui-même canaille avinée, il professait ça à des canailles défoncées, le rebut de 68, qui se servait de cette idée pour créer tout et n'importe quoi dans la grande orgie autodéstructrice bourgeoise des années 68-79. (Cf ses délires sur "le pli").
C'est loin de la masse au contraire, tout en se basant sur elle pour évaluer ce qu'elle est afin de s'en distancer que la philosophie peut à nouveau retrouver le sens, là où tout sens est perdu depuis que Dieu est mort. A la limite, plus la masse devient animale, brutale, débile, qu'alors la tâche du philosophe en est facilitée. La philosophie nietzschéenne n'est pas un humanisme. Elle n'est pas non plus inhumaine. Elle présuppose en quelque sorte qu'il existe des esclaves qui triment toute leur vie pour se payer des sessions de jet ski en Thaïlande d'un côté et de l'autre, des êtres singuliers qui poursuivent l'aventure de la vie spirituelle. Ce sont deux mondes différents, totalement impénétrables - en tout cas pour les amateurs de jet ski d'ailleurs qui ne comprennent pas et constituent un danger mortel pour le philosophe (voir à ce sujet la citation de Jean Aicard). Rien à voir avec le post-porno qu'on enseigne maintenant à l'Université : ça se saurait à la fin si Nietzsche avait eu ce manque de tenue extraordinaire pour "faire" une "Gay Pride" en tutu et en faisant de la question sexuelle une question intéressante... Voilà ce qu'il advient d'une pensée complexe lorsque les anglo-saxons (et ceux qui veulent s'assimiler à eux) s'en mêlent, ce qui en quelque sorte légitime ma première citation sur le génie d'un peuple.

Son idée que par la Démocratie l'homme s'encanaille de plus en plus (Platon comme aussi Aristote l'avaient déjà noté d'ailleurs, avant l'arrivée de la Tyrannie, qui est là, confuse, mais réelle) et ce constat d'une grande portée :

[quote]l'abêtissement du monde en tant que but, conséquence de la volonté de puissance qui rend les éléments aussi indépendants que possible les uns des autres (...) Pas d'hérédité ! 8 p 22
[quote]Il faudra que la médiocratisation vaille pendant longtemps pour l'unique but ; parce qu'il s'agit d'abord de créer une large base sur laquelle puisse se tenir une espèce d'hommes plus forte. 12 9 17 p 24

Que Nietzsche ne soit pas un philosophe à projet politique (bien qu'il pense le politique bien entendu, car il pense la "canaille", on le trouve formulé ici) :
[quote]Point de vue principal : que l'on se garde de considérer la tâche de l'espèce supérieure comme si elle consistait à diriger l'inférieure (...) mais bien l'inférieure en tant que base sur laquelle une espèce supérieure vit pour sa tâche propre - sur laquelle base elle puisse tout d'abord se tenir.
les conditions, dans lesquelles l'espèce forte et noble se conserve (eu égard à une discipline spirituelle), sont l'inverse de celles où se trouvent les "masses industrielles" des boutiquiers à la Spencer. 34 9 44 p33

Voilà à peu près comment je lis Nietzsche (et ça faisait bien longtemps que je ne l'avais lu). En reliant les fragments les uns aux autres pour qu'ils fassent sens, en en faisant la critique parfois - mais en réalité, on l'a vu, sa critique du vrai scientifique vient de ce qu'il se pose en tant que philosophe et que sa tâche n'est pas la même. En réalité, je connais bien Nietzsche déjà pour avoir tout lu de ses oeuvres publiées et pour avoir étudié en profondeur le Gai savoir. Les fragments sont par définition des brouillons retrouvés en vue d'une oeuvre, ici un ouvrage abandonné sur la Volonté de Puissance (l'ouvrage portant ce titre existe en Livre de Poche, mais on pensera bien qu'il s'agit d'un montage à visée idéologique - et peut-être financière - mené par sa très nationaliste (et antisémite) soeur).
Sa pensée, en plongée, comme un aigle, donne parfois le vertige. Mais ne jamais oublier que si l'on se sert de ces pensées pour émettre une opinion, et notamment une opinion politique sur tel ou tel phénomène, même si cette opinion nous semble juste (je pense à ce qu'il disait du féminisme par exemple), on le trahit toujours. Personnellement, je crois que je ne me sens pas assez fort, pas assez surhomme, pour passer ma vie à créer des évaluations de telle sorte que nous ayons un sens, alors que celui-ci nous a été retiré. Car c'est ainsi que pour vivre au plus fort de son existence, par la pensée, il faut en quelque sorte la quitter, cette vie, d'une certaine manière :
[quote]Un homme avec son goût propre, enfermé et caché dans sa solitude, incommunicable, non communicatif - un homme incalculable, donc d'une espèce supérieure, et en tout cas différente : comment voulez-vous seulement l'apprécier, puisque vous ne pouvez pas le connaître, le comparer à rien ? 46 9 60 p 39
Tout effort de pensée, même maladroit se résume à cette phrase-là. Penser c'est déjà participer de ça. C'est toujours prendre des risques - c'est pourquoi la pensée est virile et que les femmes penseurs sont très rares. Peut-on penser par intermittence et vivre une vie "normale" de l'autre ? Comme je suis un peu dans ce cas, je dirais que la chose est assez difficile : mes démêlées avec la modération peuvent en témoigner (et l'incompréhension de mes propos parfaitement étayables aussi), la faiblesse de ce que je peux penser en témoigne aussi d'autre part.

Lui-même a dû abandonner sa tâche finalement en ce qui concerne cet ouvrage ! Mais à mon petit niveau, je reprends sa pensée de temps en temps, de ce que j'ai mémorisé, pour émettre des jugements qui me sont personnels et que Friedrich ne partagerait sans doute pas tous...

Bon, dire tout ça uniquement à partir de 20 pages de lecture (sur 400), ce n'est pas très sérieux. Je vais me calmer :mrgreen: .

[img]http://ecx.images-amazon.com/images/I/91e2ty8XOAL.jpg[/img]
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By Maurice
#156261 [quote][Ils] n'écrivent plus parce qu'un texte leur brûle les doigts et les yeux, parce qu'ils ont trop de paysages en tête qui leur serrent le coeur, parce qu'ils ont trop de souvenirs, trop de beauté dans les pensées ou trop d'ardeur au fond du ventre. Ils n'écrivent plus parce qu'ils ont trop aimé ou trop souffert, ni même parce qu'ils ont aimé ou souffert. Ils n'écrivent plus parce qu'un enfant les a fait pleurer, parce qu'ils ont plus de regrets que de désirs ou parce que le temps a emporté toutes leurs chances d'être heureux.

Lesdits auteurs, qui sont 600, mais peut-être 570, peut-être peut-on en sauver une trentaine (encore que je ne comptabilise pas ceux qui essaient, parfois depuis des années, de publier un roman), écrivent pour faire un livre, pour explorer un sentiment, pour raconter une époque, pour rendre sa dignité à tel ou tel groupe humain, et autres fadaises qui ne cachent que leur vanité et l'insignifiance de leur existence. La plupart, croyant pouvoir devenir écrivain, ont raté leur vocation. Ils étaient faits pour d'autres métiers.

Charles Consigny : http://www.lepoint.fr/invites-du-point/ ... tor=CS1-31

J'ai donc fini Maurin des Maures, qui se finit un peu en queue de poisson dans des discussions parfois oiseuses, ce qui plombe le statut de grand classique de la littérature qu'il aurait mérité au vu de ce qui précédait. Quel dommage. Transformer un roman de Vie en roman à Thèse (républicainiste)... Certes, on est en 1908, et l'Union sacré de 1914 qui verra la mise à mort politique (après la défaite de l'antidreyfusisme et les purges dans l'Armée qui seront dommageables en 14), en tant que conséquence non voulue de l'aristocratie agissante et du royalisme n'est pas encore de mise. Mais c'est tellement naïf rétrospectivement. Effectivement, le but de ce que l'on va appeler le laïcisme républicain était de transformer sur le papier en quelque sorte chaque citoyen en honnête homme cultivé (en quelque sorte le modèle aristocratique pour tous). En réalité, ce mouvement qu'on va appeler modernité, et qui balaiera tout ce que pouvait avoir d'intéressant ces propositions républicaines, a détruit les cultures des campagnes et mis en avant un consumérisme doublé d'un abrutissement qui était le propre de ce que Marx appelait le Lumemprolétariat (et ce que Nietzsche appelle la Canaille) comme horizon culturel de tout le monde (car il serait faux de penser que l'idéologie du Prolétariat n'ait pas donné une certaine dignité à l'ouvrier, donc il ne reste plus rien, l'ouvrier et sa culture ayant été éliminés par ceux-là mêmes qui s'étaient chargés de les défendre) , sur fond d'empoisonnement alimentaire pour tous. Oui, le thurifère de tout cela l'appelle "modernité" ou "post-modernité" comme nouveau produit d'appel, on l'appelle en réalité "décadence". http://www.metronews.fr/blog/ovidie/201 ... feminisme/

Nous avons donc le personnage de Maurin, un roi des Maures, un Maître absolu de son domaine, un connaisseur hors pair de la nature non seulement de celle de la forêt, mais de celle des hommes même. Un homme sur lequel les femmes jettent toutes leur dévolu, un séducteur hors pair car doté d'une fondation solide. Et quoi ? La morale de tout ceci ça serait qu'il conviendrait plutôt d'avoir de l'instruction et de passer sa vie à gratter du papier derrière un bureau et le samedi chez Carrefour ou chez Badoo ? Allons donc, monsieur Aicard !

Bref, heureusement que je retrouverai les aventures de Maurin dans l'Illustre Maurin, ce qui ne manquera pas d'être autrement intéressant.

***

Me voici donc à débuter un troisième livre en parallèle. Il s'agit de La Recherche de l'Absolu de Balzac, que je possède dans une édition Michel Lévy Frères de 1872, un livre qui fut autrefois propriété de la Brasserie Gustave Labrély et Fils à Rénévent l'Abbaye dans la Creuse (aujourd'hui disparue). Mais pourtant, le livre me fait quitter le Sud, direction le Nord de la France.

Voici à quoi ressemble mon livre, il suffit de changer le titre :

[img]http://www.le-livre.fr/photos/RO4/RO40080819.jpg[/img]

Les éditions Michel Lévy Frères deviendront les éditions Calmann-Lévy, d'où 20 ans plus tard :

[img]http://www.le-livre.fr/photos/RO4/RO40123811.jpg[/img]

En réalité, je ne le lis pas. Non. Je l'écoute sur [url]http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/balzac-honore-de-la-recherche-de-labsolu.html[/url]

Je dois dire que l'écoute des descriptions que l'on reproche facilement à Balzac en est grandement facilitée. Pourtant, c'est assez simple. Balzac part des considérations générales, des considérations historiques, du contexte géographique, des objets environnants et leur signification, aux personnages. Un peu comme lorsque vous avez un effet de cinéma qui part d'une vue d'ensemble de la ville au personnage en s'arrêtant par la description d'une maison. Evidemment, le cinéma s'adresse à des gens pressés, la littérature, c'est autre chose.

Mais laissons parler Balzac qui commence justement son oeuvre par un éloge de cette description, dont déjà on lui faisait reproche de son vivant, tout en commençant sa description dans le même mouvement.

[quote]Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les
dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d'aucun autre logis,
gardé le caractère des vieilles construction flamandes, si naïvement
appropriées aux moeurs patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la
décrire, peut-être faut-il établir dans l'intérêt des écrivains la nécessité de
ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines
personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir
les principes générateurs, la fleur sans la graine, l'enfant sans la gestation.
L'Art serait-il donc tenu d'être plus fort que ne l'est la Nature ?

Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si
intimement liés à l'architecture, que la plupart des observateurs peuvent
reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs
habitudes, d'après les restes de leurs monuments publics ou par l'examen
de leurs reliques domestiques. L'archéologie est à la nature sociale ce que
l'anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute
une société, comme un squelette d'ichthyosaure sous-entend toute une
création. De part et d'autre, tout se déduit, tout s'enchaîne. La cause fait
deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à une cause. Le
savant ressuscite ainsi jusqu'aux verrues des vieux âges. De là vient sans
doute le prodigieux intérêt qu'inspire une description architecturale quand
la fantaisie de l'écrivain n'en dénature point les éléments ; chacun ne peut-il
pas la rattacher au passé par de sévères déductions ; et, pour l'homme, le
passé ressemble singulièrement à l'avenir : lui raconter ce qui fut, n'est-ce
pas presque toujours lui dire ce qui sera ? Enfin, il est rare que la peinture
des lieux où la vie s'écoule ne rappelle à chacun ou ses voeux trahis ou ses
espérances en fleur. La comparaison entre un présent qui trompe les
vouloirs secrets et l'avenir qui peut les réaliser est une source inépuisable
de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi est-il presque impossible
de ne pas être pris d'une espèce d'attendrissement à la peinture de la vie
flamande, quand les accessoires en sont bien rendus. Pourquoi ? Peut-être
est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les
incertitudes de l'homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les
liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du
bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime
surtout le calme et la monotonie d'un bonheur naïvement sensuel où la
jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que
l'homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit
jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du
coeur sont si bien réglés que les gens superficiels l'accusent de froideur. La
foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale
qui persiste. La foule n'a ni le temps ni la patience de constater l'immense
pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette
foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grand
artiste n'a-t-elle d'autre ressource que d'aller au-delà du but, comme ont fait
Michel-Ange, Bianca Capello, Mlle de La Vallière, Beethoven et Paganini.
Les grands calculateurs seuls pensent qu'il ne faut jamais dépasser le but,
et n'ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait
accomplissement qui met en toute oeuvre ce calme profond dont le charme
saisit les hommes supérieurs.

Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les
conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et
bourgeoise.
[url]http://www.inlibroveritas.net/oeuvres/2047/la-recherche-de-l-absolu#pf3[/url]

C'est d'une profondeur à vous donner le tournis, c'est du badinage de haute-classe, on croit qu'il change constamment de thème et revient pourtant toujours à ce dont il parle, de telle sorte que chaque phrase pourrait donner lieu à des développements séparés de plusieurs pages.
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By Bertuccio
#156272 [video]https://www.youtube.com/watch?v=QPmhaqFGEk8[/video]


Si vous voulez en savoir plus sur Balzac, vous pouvez aussi visiter sa maison à la rue Berton (16e arrondissement, pas loin du parc Monceau).
Ce petit musée renferme les corrections de ses manuscrits, sa table de travail, son encrier, des portraits, des bustes, etc.
L'entrée est gratuite. Et l'exposition n'est pas très longue.

[img]https://c1.staticflickr.com/5/4114/4856008375_a5db3165b3_z.jpg[/img]