- Lun Jan 23, 2012 1:56 pm
#118179
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[quote="Roland Barthes"]“Pendant des siècles, il y a eu autant de vêtements que de classes sociales. Chaque condition avait son habit, et il n’y avait aucun embarras à faire de la tenue un véritable signe [...]. Ainsi, d’une part, le vêtement était soumis à un code entièrement conventionnel mais, d’autre part, ce code renvoyait à un ordre naturel, ou mieux encore, divin. Changer d’habit, c’était changer à la fois d’être et de classe, car l’un et l’autre se confondaient.
Cependant, en fait, la séparation des classes sociales n’était nullement effacée : vaincu politiquement, le noble détenait encore un prestige puissant, quoique limité à l’art de vivre ; et le bourgeois avait lui-même à se défendre, non contre l’ouvrier (dont le costume restait d’ailleurs marqué), mais contre la montée des classes moyennes. Il a donc fallu que le vêtement trichât, en quelque sorte, avec l’uniformité théorique que la Révolution et l’Empire lui avaient donnée, et qu’à l’intérieur d’un type désormais universel, on réussît à maintenir un certain nombre de différences formelles, propres à manifester l’opposition des classes sociales.
C’est alors qu’on a vu apparaître dans le vêtement une catégorie esthétique nouvelle, promue à un long avenir : le détail. Puisque l’on ne pouvait plus changer le type fondamental du vêtement masculin sans attenter au principe démocratique et laborieux, c’est le détail (« rien », « je ne sais quoi », « manière ») qui a recueilli toute la fonction distinctive du costume : le nœud d’une cravate, le tissu d’une chemise, les boutons d’un gilet, la boucle d’une chaussure ont dès lors suffi à marquer les plus fines différences sociales ; dans le même temps, la supériorité du statut, impossible désormais à afficher brutalement en raison de la règle démocratique, se masquait et se sublimait sous une nouvelle valeur : le goût, ou mieux encore, car le mot est justement ambigu : la distinction.
Un homme distingué, c’est un homme qui se sépare du vulgaire par des moyens dont le volume est modeste mais dont la force, en quelque sorte énergétique, est très grande. Comme, d’une part, il ne prétend se faire reconnaître que de ses semblables, et comme, d’autre part, cette reconnaissance repose essentiellement sur des détails, on peut dire qu’à l’uniforme du siècle, l’homme distingué ajoute quelques signes discrets, qui ne sont plus les signes spectaculaires d’une condition ouvertement assumée, mais de simples signes de connivence.”
Roland Barthes, « Le dandysme et la mode »,
United States Lines Paris Review,
juillet 1962 repris dans
Barthes. Œuvres complètes. Tome I.1942-1965, Editions du seuil, 1993, p 963-966
[quote="Roland Barthes"]“Pendant des siècles, il y a eu autant de vêtements que de classes sociales. Chaque condition avait son habit, et il n’y avait aucun embarras à faire de la tenue un véritable signe [...]. Ainsi, d’une part, le vêtement était soumis à un code entièrement conventionnel mais, d’autre part, ce code renvoyait à un ordre naturel, ou mieux encore, divin. Changer d’habit, c’était changer à la fois d’être et de classe, car l’un et l’autre se confondaient.
Cependant, en fait, la séparation des classes sociales n’était nullement effacée : vaincu politiquement, le noble détenait encore un prestige puissant, quoique limité à l’art de vivre ; et le bourgeois avait lui-même à se défendre, non contre l’ouvrier (dont le costume restait d’ailleurs marqué), mais contre la montée des classes moyennes. Il a donc fallu que le vêtement trichât, en quelque sorte, avec l’uniformité théorique que la Révolution et l’Empire lui avaient donnée, et qu’à l’intérieur d’un type désormais universel, on réussît à maintenir un certain nombre de différences formelles, propres à manifester l’opposition des classes sociales.
C’est alors qu’on a vu apparaître dans le vêtement une catégorie esthétique nouvelle, promue à un long avenir : le détail. Puisque l’on ne pouvait plus changer le type fondamental du vêtement masculin sans attenter au principe démocratique et laborieux, c’est le détail (« rien », « je ne sais quoi », « manière ») qui a recueilli toute la fonction distinctive du costume : le nœud d’une cravate, le tissu d’une chemise, les boutons d’un gilet, la boucle d’une chaussure ont dès lors suffi à marquer les plus fines différences sociales ; dans le même temps, la supériorité du statut, impossible désormais à afficher brutalement en raison de la règle démocratique, se masquait et se sublimait sous une nouvelle valeur : le goût, ou mieux encore, car le mot est justement ambigu : la distinction.
Un homme distingué, c’est un homme qui se sépare du vulgaire par des moyens dont le volume est modeste mais dont la force, en quelque sorte énergétique, est très grande. Comme, d’une part, il ne prétend se faire reconnaître que de ses semblables, et comme, d’autre part, cette reconnaissance repose essentiellement sur des détails, on peut dire qu’à l’uniforme du siècle, l’homme distingué ajoute quelques signes discrets, qui ne sont plus les signes spectaculaires d’une condition ouvertement assumée, mais de simples signes de connivence.”
Roland Barthes, « Le dandysme et la mode »,
United States Lines Paris Review,
juillet 1962 repris dans
Barthes. Œuvres complètes. Tome I.1942-1965, Editions du seuil, 1993, p 963-966