- Ven Mar 07, 2014 10:32 pm
#148090
[quote="Thorgal"]C'est intéressant ce que tu dis Maurice (comme souvent), mais j'aimerais bien quelques éclairages.
[quote="Maurice"]
Rares sont en définitive les hommes qui pensent authentiquement, je ne m'en étais jamais rendu compte à ce point.
J'ai le sentiment que l'élément clé là-dedans, c'est la conscience. Je trouve que la notion de pensée autonome est abstraite, il faudrait être capable de penser de manière inconditionnée, sans croyance préétablie (alors que l'inconscient en est blindé) et plus encore, il faudrait être capable d'entretenir une totale emprise sur son mental.
Si le sujet t'intéresse, alors tu dois sans doute te diriger vers la pensée heideggerienne, qui m'offre une terrible résistance quant à moi.
La pensée - et je vais sans doute me faire taper sur les doigts par les philosophes professionnelles s'il y en a un qui vient lire -, c'est le
mouvement par lequel, sans aucunement t'interdire aucune corrélation, tu mets en relation des réalités différentes (ou la représentation que tu t'en fais si tu es perspectiviste), ou plutôt c'est lorsqu'une réalité fait survenir une autre réalité que tu avais déjà en mémoire et qui donne son sens à la réalité sur laquelle tu es en train de penser. Je ne pense pas dire de bêtise en pensant que ce mouvement trouve son correspondant dans nos neurones.
On peut avoir conscience sans pensée. L'inconscient, c'est un fourre-tout dont je ne me sers jamais : je trouve le concept très casse-gueule.
[quote]Ce qui me paraît impossible, car si tu peux choisir de t'attarder sur telle pensée plutôt qu'une autre, tu n'as pas le pouvoir de choisir celles qui émergent dans ton champ de conscience. Se poser 5mn et observer ses pensées suffit à le constater : non seulement les pensées jaillissent de manière automatique (sans avoir eu besoin d'y penser) mais la majorité d'entre elles sont idiotes et inutiles : ça ira de "tiens cette table basse est chouette" à "il faudra mettre le poulet au four dans un quart d'heure" le tout coincé entre trois tonnes de commentaires incessants du mental sur tout et n'importe quoi.
Ce n'est pas ça la pensée. Ce que tu décris, c'est le travail de l'imagination. La pensée vise - quoiqu'en pense Nietzsche par ailleurs - à l'élaboration d'une hypothèse vraisemblable - mais dont la vérité n'est pas forcément aisée ni même possible à établir.
[quote]Pour moi le début de l'autonomie c'est plutôt la conscience qu'on ne peut pas penser de manière réellement libre et indépendante, et lorsque cette révélation insupportable pousse l'individu à se redéfinir autrement que par ses pensées (je sais pas si je suis clair.)
Ca me fait penser à Sartre, son idée d'une liberté en situation va à l'encontre de ce que tu dis.
Je pense que nous ne sommes pas libres et que nous sommes totalement et irrémédiablement déterminés sans doute, je suis plutôt de l'avis du professeur Laborit (dont certains petits livres sont très intéressants) - et au final de Nietzsche aussi. Mais, et ce sera là mon côté néo-nietzschéen peut-être, rien ne vaut l'illusion de se sentir libres et d'être comme une sorte de Dieu en capacité à chaque instant, ou presque de déterminer son "Fiat" et la lumière fût...
La pensée en Occident est toujours contextualisée : peut-être qu'on trouve trace de ce que tu dis dans Schopenhauer et le bouddhisme. Tes interrogations, qui ne sont pas miennes vraiment, me semble aussi rejoindre celles de Heidegger.
Mais ce formalisme me gêne en ce sens que comme tout formalisme, il me donne souvent l'impression d'une pensée stérile. Je crois que je préfère la pensée attachée à un objet plutôt que la pensée s'attachant à définir proprement la pensée. (Mais je vais donner une petite chance à Heidegger, puisque je vais essayer de me forcer à lire un petit peu sur lui bientôt).
[quote]Par contre il existe effectivement des personnes dotées d'une conscience supérieure qui seule permet, par des intuitions supérieures, de s'affranchir par un discernement supérieur (alors qu'à mon sens, la pensée ne fonctionne que par dualité et par élimination vrai/faux, par opposition, sans parler des énormes limites du mental, incapable de saisir l'essence des choses mais très doué quand il s'agit de tout dévitaliser par les catégories (puisque sans catégorie il n'y a pas de pensée).)
Encore une fois, moi, quand je pense à "pensée", je pense au plaisir que j'ai à réfléchir sans tabou sur une question qui tout à coup me taraude. Parfois, en me relisant, j'ai un peu honte d'ailleurs, mais j'adore cette petite "perversion".
[quote] Il me semble que Nietzsche était atteint de je ne sais plus quelle maladie (autre que la syphilis sur la fin j'entends) qui causait chez lui de très pénibles douleurs physiques et dont il tirait une forme d'inspiration. Le problème là-dedans, c'est que le processus de réflexion coupe un peu du corps, c'est-à-dire que plus tu penses et moins tu "es" dans ton corps (p-e un lien avec le fait que les (jeunes) femmes, sans cesse ramener au corps (menstruations régulières et compagnie) penchent moins naturellement à la pensée pure.)
On a dit qu'il était bipolaire. Sauf qu'il semble bien que la syphilis donne de telles manifestation. Ses migraines atroces semblent aussi correspondre à ça. L'effondrement final fait que je ne vois pas à quoi pourrait se rattacher autrement sa maladie.
[quote] Donc m'est un peu d'avis qu'il avait en partie "l'idéologie" de sa condition au quotidien. Mais surtout, ça va totalement à l'inverse ce qui est enseigné dans pas mal de "philosophies" de type orientales, dont la plupart ont des milliers d'années de plus que nos religions monothéistes au compteur. Opposition entre le "je pense donc je suis" pascalien et le "je suis quand je ne pense pas" bouddhiste en gros (oui je sais, c'est à la mode, et on s'en sert comme d'une pensée magique en occident.) Et bref c'est intéressant.
Nietzsche rattachait le bouddhisme au christianisme primitif et en quelque sorte à la philosophie de Schopenhauer : un goût prononcé pour le néant. C'est aussi face à la tentation bouddhiste, orientale qu'il pensait déceler chez Schopenhauer, mais encore plus contre le nationalisme allemand, qu'il s'est défini comme "Européen".
Il est très amusant de constater que ma lecture actuelle répond à quelques unes de mes interrogations et sans doute à quelques questions posées ici.
Je dois dire aussi que j'ai cessé de contrefaire l'Allemand. Nietzsche disait être meilleur en traduction française qu'en allemand, et il est vrai que souvent ses traductions sont réussies en ce sens qu'elles savent refléter une très grande qualité littéraire que n'aura pas un autre auteur.
Il est relativement clair pour ma part que Nietzsche n'a rien à voir avec ces auteurs assommants que sont Kant, Hegel, Marx... en dépit qu'il choisisse de philosopher à coups de marteau. Nous autres Français, avons la tradition de l'
Essai, cher à Montaigne. De la pensée qui procède par sauts au fil de son mouvement, de la pensée affinée par le style mais qu'elle affine à son tour aussi sans doute, dans une danse littéraire perpétuelle.
Nous avons la tradition de la pensée amie qui nous accompagne pour nous donner à nous approfondir face à nous-mêmes. Montaigne, Rabelais aussi en quelque sorte, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucault, Chamfort (sans doute), Alain (le divin Alain) jusqu'à cet ouvrage de Louis Pauwels que je suis en train de lire (en passant donc par ce faux français de Nietzsche). Et que dire de Voltaire, voire de Rousseau ! Mais n'oublions pas non plus tous ces romans de la fin XIXème siècle et du début XXème qui nous donne à penser de la même manière mais par le truchement de la fiction (Balzac, Stendhal, Hugo, Proust, pour citer les plus grands - je trouve Zola moins profond que ces quatre-là, avis hautement subjectif (Ventel est prié de ne pas commenter ce trait-là !).
Un philosophe français qui contrefait l'Allemand est du dernier ridicule. C'est un poilu recouvrant un casque à pointe : ça ne colle pas ! Laissons les systèmes ordonnés aux Allemands, l'efficacité allemande, les "brumes allemandes", l'ennui allemand, le fanatisme allemand, l'obsessionnel compulsif allemand. Pourquoi les contrefaire à travers tous nos philosophes nourris au Hegel, Marx, dont les choucroutes intellectuelles sont tellement peu digestes et qui donneront nos monstres à perdre son temps : ces Lacan, ces Althusser, ces Derrida, ces Deleuze même (pour qui j'aurais plus de sympathie s'il n'était aussi balourd en écriture).
La pensée française n'est pas non plus la pensée anglo-saxonne, de la pensée pragmatique, qui pense toujours avoir la
solution, qui ne cesse de s'enfermer dans des plans à objectifs. Je déteste ce mot "objectifs". Je déteste cette anglomanie du formalisme qui court actuellement partout où on s'imagine que par là on va devenir plus riches, plus efficaces, plus intelligents, plus instruits et moins traumatisées. Ne pas perdre son temps, le temps c'est de l'argent, allez droit au but, esprit de (c)ouinneur casse-couille insupportable, esprit judiciaire grotesque qui fait un procès pour tout pet de travers, mais par lequel bien souvent nos concitoyens se déforment effroyablement sans s'en rendre compte, se normalisent selon des critères anglo-saxons tout en ne l'étant certes pas du tout : aussi ridicules que des petits Africains apprenant "nos ancêtres les Gaulois" au temps des colonies (si cette chose était avérée par ailleurs) et qui vous donnent du globish en veux-tu en voilà (on en a eu un exemple malheureux avec ce triste "cheers" quelques interventions plus haut).
Je crois que notre langue et notre culture nous poussent à procéder plutôt par intuitions : nous faisons les choses parce que nous sentons que c'est ainsi qu'il faut les faire, mais nous sommes souvent peu doués pour expliquer ce que nous faisons. Nous avons des résultats pourtant ! Que ce soit en pensée ou dans d'autres domaines. Mais en ce qui concerne notre littérature tellement philosophique, ou notre philosophie tellement littéraire, c'est justement cette sorte de nonchalance toute
gallo-romaine peut-être en nous aventurant dans les pays des profondeurs, notre pensée à la fois faite de vertu latine et de désinvolture gauloise, qui nous rend tellement uniques. Une philosophie pour amateurs de vin de Champagne : ça doit pétiller et enivrer en même temps que donner un goût supérieur de la vie.
Ceci étant, qu'on ne s'interdise évidemment pas de lire des auteurs anglais ou allemands, qu'on ne s'interdise pas d'apprendre leur langue non plus, mais qu'on sache subordonner le tout en sachant d'où l'on vient et qui l'on est et qu'on s'interdise comme un tabou, comme l'
hybris absolu de singer l'Anglais ou de contrefaire l'Allemand, sinon je pense qu'on ne peut pas être très... heureux en définitive.
En tant que Français, nous préférons la vie au formol germanique et au matérialisme anglais et n'acceptons le contenu que pourvu qu'il ait du style. Laissons l'Être aux pesants d'Outre-Rhin, les Idoles du merchandaillesing aux gagne-petits d'Outre-Manche d'Outre-Atlantique et d'Outre-Manche et le Néant aux éternels lassés de l'Asie, choisissons la Vie :
(Wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Essais#Style_des_Essais )
[quote]« Laisse, lecteur, courir ce coup d'essai... » écrit Montaigne, dont l'ouvrage, qui néglige la forme et la tenue, est à l'opposé de la prose ciselée des humanistes de son temps. Le titre de l'ouvrage désigne finalement une conception de l'existence vue comme passage, comme mouvement : « Je ne peins pas l'être. Je peins le passage. »
Oui, je crois que la pensée française a ceci de particulier qu'elle procède à "sauts et à gambades" et que si nous sommes le pays de la liberté, ce n'est certainement pas pour cette grotesque Révolution dont on ne cesse de nous bassiner les bienfaits, mais parce que nos écrivains authentiques (et je prends Nietzsche avec l'Alsace et la Lorraine) sont légers dans la profondeur, n'enferment pas le lecteur dans un système clos et par là-même les laissent libres de prendre ce qu'ils veulent et de rejeter le reste, de développer et qui sait d'écrire à leur tour ! Et ainsi, ils nous invitent à nous améliorer nous-mêmes, à méditer sur nous-mêmes et à rentrer en conversation avec eux. Profonds tout en étant superficiels, tel est peut-être ce à quoi ne peut que nous ramener notre propre langue, sans doute.
Cette réflexion a son petit prolongement dans trois citations de Louis Pauwels qui se trouvent ici; car il s'agissait en définitive d'un dialogue à trois : [url]http://www.spikeseduction.com/forum/post148089.html#p148089[/url]