- Jeu Déc 06, 2012 7:53 pm
#129170
Ce n'est pas un hasard si la maxime précédente vient à la suite d'un long éloge du Cid.
D'ailleurs, cela me fait penser à cette lecture maintenant ancienne, et combien après avoir les développements des uns et des autres, ma lecture du Cid est en quelque sorte changée.
Ce Corneille a quelque chose à voir avec l'esprit de ce site. Je repense par exemple aux développements sur le fait de savoir rompre avec celle qui ne vous mérite plus pour ne pas souffrir de ne plus se mériter à ses propres yeux et de ne plus mériter aux yeux de celle que l'on aime.
Savoir rompre alors que l'on aime pour être digné d'être aimé, quel dilemme !
Je ne vous fais pas l'affront de resituer la scène qui suit dans son contexte. Simplement repréciser que le vieux père de Rodrigue a été soufflé par le père de Chimène et que son père lui demande de venger de son sang, annonciateur d'un duel contre le père de Chimène.
Retenez ceci si vous ne voulez pas relire les stances en entier :
[quote]J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
[quote]Acte I - Scène VI – Don Rodrigue
Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence :
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est père de Chimène.
Tout lecteur assidu de Spike Seduction, devrait se mettre dans un coin de son esprit qu'il convient de relire le Cid au plus vite.
Et dire qu'on ne fait plus étudier ce genre d'oeuvre que dans une perspective simplement formaliste... Alors que la perfection de la forme sert aussi un propos qui cherche à édifier : c'est cela le style bien compris, un style qui ne sonne pas creux.
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J'ai tendance à considérer que le Grand Siècle, siècle de puissance de notre pays, siècle de lutte aussi entre le Monarque et les Grands, est à mon sens une source d'inspiration à ne pas dédaigner. Lire une biographie de Louis XIV qui ne soit pas trop républicaniste - afin de ne pas encore sombrer dans les mystifications habituelles du genre "ils ne se lavaient pas" alors qu'ils se lavaient en se frottant avec des tissus imbibés d'alcool et d'eau parfumée - est aussi à ce titre très enrichissant.
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Tout n'est pas à prendre bien entendu pour nous du Grand Siècle, nous avons le nôtre. C'est pourquoi tout n'est certainement pas à prendre des Caractères de La Bruyère, mais on y trouve à prendre plus qu'on n'y trouve de premier abord.
Le siècle de Louis XIV, c'est le siècle du Style.
(Et il y était évidemment hors de question de s'exprimer en franglais car nous étions la Puissance - je considère tout emprunt non justifié à l'anglais comme une soumission à plus puissant que nous. Or quoi ! Il me semble que ce site cherche justement à apprendre aux Hommes à ne plus se comporter en soumuis.
D'ailleurs, Louis XIV avait appris l'italien et l'espagnol, pas l'englais. Je préfère provoquer en essayant de m'exprimer dans un français le plus exempt possible de tous ces anglicismes, et ce d'autant plus que je pense me défendre en anglais, plutôt que de piquer tel ou tel mot, qui semblant apporter du style à la phrase, ne lui apporte que le ridicule de ne pas avoir su trouver l'équivalent en français - et nous fait d'ailleurs parfois passer pour ridicules et quelque peu méprisables pour n'importe quel(le) anglophone sachant s'exprimer en français.)
Il me semble donc qu'il y a comme un manque à ne pas convoquer parmi nous ce siècle, nous qui nous souhaitons avoir du style. Notre siècle a néanmoins son propre style, qu'on est certes en droit de trouver plus décadent, et il n'est évidemment pas question de sombrer dans l'imitation du style Louis XIV en remettant au goût du jour les perruques de l'époque, mais il me semble que nous avons là une époque qui s'est énormément posé la question du style, et qu'à ce titre, un ouvrage comme
Les Caractères ou les moeurs de ce siècle nous apprend énormément de choses sur le style et sur la réflexion que nous pouvons mener.
A ce titre, je n'aurais peut-être pas dû négliger la première réflexion qui ouvre le livre, dans la première partie, des Ouvrages de l'Esprit et qui constituera ma citation du jour :
[quote]1 (I)
Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les moeurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.
Si tout est déjà dit, alors, il n'y a plus qu'à essayer de le dire autrement, mais cela n'a d'intéressant que si on le dit mieux, c'est-à-dire, de manière plus conforme à ce qui est l'objet de notre discours.
Il y a la volonté constante dans le siècle de Louis XIV de ne pas contrevenir à la Nature (c'est à dire à l'ordre des choses voulu par Dieu). Savoir en rendre compte est la marque de l'artiste, et cela peut certes passer par des artifices, mais qui jamais, en théorie, ne devraient contrevenir à la Nature sinon la révéler en quelque sorte - il y a des pages féroces sur le maquillage dans les Caractères qui ne manqueront pas de vous intéresser. Dans la pratique, cependant, nous verrons que les Caractères sont plus pessimistes, et que pour se faire une place dans ce monde, malheureusement, cela ne va pas sans quelques compromissions...
Cela ne me semble pas contradictoire avec la démarche de ce site qui lui aussi me semble nous proposer de (re)devenir ce que nous sommes selon notre nature véritable tout en nous épanouissement d'un point de vue social : cela ne va peut-être pas sans quelques contradictions, nous dit en quelque sorte La Bruyère. Mais j'y reviendrai.
Fin du bavardage pour aujourd'hui !