Avoir une vie stylée

Modérateurs: animal, Léo

Avatar de l’utilisateur
By Use Your Illusion
#52811 Oui, parlons-en. Et précisons tout d'abord que la littérature est bien plus qu'une somme de connaissances, bien plus que la fierté de pouvoir annoncer que l'on a lu "tout Balzac". Sensibilité littéraire se distingue ainsi fortement de simple lecture, aussi exhaustive soit-elle. La beauté d'une œuvre ne se livre pas d'un seul coup, dans une extase toujours identique à elle-même; elle est comme un pays que nous n'aurions jamais fini d'explorer.
Mais explorez-vous des contrées inconnues armé seulement d'un couteau, aussi partisans du débroussaillage rapide soyez-vous? Ou vous faut-il au contraire un équipement plus conséquent, afin de pousser l'expérience jusque dans ses plus intimes retranchements?
L'esthétique littéraire, comme beaucoup de choses, ne se révèle pas. Elle se découvre. Elle s'enrichit certes par la relecture, mais aussi et surtout par la découverte de rapports, de liens de plus en plus nombreux avec le courant dont elle est issue, avec son auteur, avec son lecteur, même! "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même, disait Proust. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner, ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même."

[img]http://www.arimathie.org/wp-content/themes/thesis-v03-p01/headers/scottwills_castle_quest.jpg[/img]
Les structures, avec l'expérience et la connaissance, deviennent de mieux en mieux comprises. Un esprit même attentif a toujours besoin de revenir sur les mots et de les mettre en rapport avec les arguments d'un autre problème ou d'une autre discussion pour comprendre, approfondir. C'est ce qu'on appelle réflexion. Et ainsi se forme un esprit vif et intelligent.

Prenons l'exemple de ce poème, que je choisis par goût personnel:

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Gérard de Nerval

[img]http://farm3.static.flickr.com/2143/1760605366_03fdfad047.jpg[/img]

Quasiment tout le monde peut apprécier la musique si particulière des mots ainsi que les images associées. Mais avouez que la compréhension globale ainsi que le retrait d'une leçon de vie personnelle de ce sonnet ne sont pas évidents, et, ô injustice! sont subordonnés à la possession d'une culture littéraire, philosophique et historique conséquente. Sans cela, comment deviner que la fleur évoquée au vers 7 est une ancolie, mauve et violette, symbole de la tristesse?
[Pour ceux qui seraient intéressé par une explication vers par vers, ainsi que par quelques pistes d'interprétations personnelles, jetez un oeil [url=http://www.etudes-litteraires.com/nerval-desdichado.php]ici[/url] ]

J'ai volontairement choisi un texte relativement opaque afin d'illustrer mon propos.
Mais toute oeuvre littéraire, qu'elle soit roman, poésie, critique, article, etc. exige une réflexion certes différée mais indispensable.

C'est à ce prix seul que nous faisons "acte de culture véritable" (Duhamel)



Stop à la leçon de morale rigoriste et académique. Autant il est impardonnable de justifier l'absence de lectures par "J'ai pas le temps" - on a toujours le temps, autant je comprends tout à fait que bon nombre d'entre vous (moi y compris) n'ont en revanche ni le temps ni les moyens de parcourir de manière assidue des sommes d'esthétique littéraire.
[img]http://www.syti.net/Images/EtretatLibrary.jpg[/img]

La lecture, si elle est malheureusement peu approfondissement et souvent survol, doit rester avant tout un plaisir.
Comment donc jouer sur les deux tableaux? Comment avoir cette perspective d'ensemble qui nous manque (car pas enseignée, à part dans certaines filières très spécialisées) et quasi décourageante à affronter seul ? Comment se libérer réellement par la lecture sans vouer un culte à la lenteur, à la relecture sans fin, à la méditation austère?



[img]http://ecx.images-amazon.com/images/I/4140KMSDTFL._SL500_AA240_.jpg[/img]
[url=http://www.priceminister.com/navigation/se/category/sa/kw/la+dissertation+litteraire+generale]Ce bouquin[/url] est une des rares solutions au problème.



Peu connu, peut être, à cause du titre faussement donné qui semble le destiner à un seul public d'étudiants en khâgne classique. Non, ce n'est pas un manuel scolaire. Un large public est concerné par les questions abordées.
Les trois tomes de l'oeuvre remplissent les fonctions suivantes:
1) Vous donner une excellente culture littéraire: vous connaîtrez les repères clés pour re placer toute oeuvre dans son contexte, et donc la comprendre et l'apprécier davantage. Et en plus, ça permet de sacrément briller en société :)
2) Vous emmener dans un voyage passionnant. Parce que la littérature française ne se résume pas à Hugo, Flaubert et Zola. Des cercles précieux au Nouveau Roman en passant par la Critique, genre à part entière, vous pourrez découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles passions, et, je l'espère, de nouvelles envies.
3) Structurer un peu votre pensée. Les deux auteurs, véritablement brillants (à chaque phrase, l'on est impressionné par la vivacité de leur esprit et la clarté de leur écriture), ne vous assènent pas des magmas de paragraphes-fleuves. Une citation, une pensée, un trait de génie, s'expliquent de manière claire et concise; et cela s'apprend.

Le format est toujours le même: un sujet proposé à l'épreuve de littérature du concours de Normale Sup ou de l'Agreg' se voit corrigé dans ses moindres détails. Ledit corrigé est d'ailleurs plus un essai à lui tout seul, car il dépasse de loin les bornes du sujet, pour déboucher sur une réflexion globale.
Exemple:
Théophile Gautier aimait à dire "Quiconque n'a pas commencé par imiter ne sera jamais original". Que pensez-vous d'un tel conseil?

Inutile de vous le préciser, les textes sont riches d'enseignements en tous genres! Une certaine vision du monde, en quelque sorte. Un style de vie, même. Immergez-y vous, vous ne le regretterez pas.
Modifié en dernier par Use Your Illusion le Sam Juil 05, 2008 11:21 am, modifié 1 fois.
By Tom
#52831 Ah bah ça change du discours simpliste de ceux qui pensent qu'ils ont une vision propre et indépendante d'un bouquin qui aurait autant de valeur que celle de quelqu'un qui se confronte ne serait-ce que 3 secondes à la critique... Bravo.

j'irai voir le dit bouquin il bibliothèque (étant moi même en khâgne classique, justement :P ), j'en cherche un vraiment synthétique ET vraiment bon depuis longtemps.

( Pour El Desdichado (et les pour les autres poèmes des chimères), si il te plaît, et si ce n'est pas déjà fait, fais un détour par Paul Bénichou, dans L'Ecole du Désenchantement. Ce bouquin m'a ouvert les yeux sur Nerval. )
By Dom Juan
#52835 Je sort de la lecture de quatrevingt-treize de Victor Hugo, c'était passionant.
Un roman que je conseille à tous.
By Tom
#52836 [quote="Victor Hugo"]Le dialogue eut un répit; ces titans rentrèrent un moment chacun dans leur pensée.

Les lions s'inquiètent des hydres. Robespierre était devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient un frémissement. La prunelle fauve de Marat s'était éteinte; le calme, un calme impérieux, s'était refait sur la face de cet homme, redouté des redoutables.
Avatar de l’utilisateur
By Kashmir
#52848 [quote="Use Your Illusion"]La lecture, si elle est malheureusement peu approfondissement et souvent survol, doit rester avant tout un plaisir.
+1, ça fait du bien de voir un érudit le rappeler !

[quote] Comment donc jouer sur les deux tableaux?Comment se libérer réellement par la lecture sans vouer un culte à la lenteur, à la relecture sans fin, à la méditation austère?

Oxymore a déjà donné un début de réponse dans un autre topic: lire en priorité des livres en accord avec son état d' esprit du moment. Personnellement il m'arrive de passer par des phases "contemplatives" ou j'ai plus besoin d'un essai philo que de relire le Comte de Monte-Cristo, et vice-versa.

J'ajoute qu'il me semble inutile de lire trop, trop tôt. Mes parents sont d"une génération qui n'avait que la lecture comme loisir, et a qui on a imposé des dizaines de livres classiques très tôt ( 10/11 ans). Résultat, il n'en ont pas retenu grand chose pour certains.
Pour ma part j'ai lu Bel-Ami à 13 ans pour faire genre, et c'était une grosse connerie. Je l'ai mille fois plus apprécié quand je l'ai relu cette année 8)

Bon après ceci n'est pas une excuse pour attendre 30 avant de se cultiver, hein...
By Dom Juan
#52855 Un autre livre que j'aime beaucoup pour la richesse de son écriture:
A l'ombre des jeunes filles en fleur de Marcel Proust.
Cependant, il faut avouer que ce n'est pas trés facile à lire
Avatar de l’utilisateur
By Use Your Illusion
#53055 [quote="Kashmir"]
J'ajoute qu'il me semble inutile de lire trop, trop tôt. Mes parents sont d"une génération qui n'avait que la lecture comme loisir, et a qui on a imposé des dizaines de livres classiques très tôt ( 10/11 ans). Résultat, il n'en ont pas retenu grand chose pour certains.
Pour ma part j'ai lu Bel-Ami à 13 ans pour faire genre, et c'était une grosse connerie. Je l'ai mille fois plus apprécié quand je l'ai relu cette année 8)


Corollaire: Des œuvres comme "Les fables de la Fontaine" ou les pièces de Molière sont inconsciemment classifiées comme étant "pour enfant"; rares sont ceux qui vont s'y intéresser à nouveau à l'âge adulte, avec un regard neuf, enrichi par d'autres lectures. Résultat: quand une fable de La Fontaine ou un conte de Perrault tombe à l'Oral d'Ulm, c'est l'hécatombe, celui qui s'était montré si solide sur l'analyse des figures de style dans Polyeucte perd tout d'un coup tous ses moyens.
Je ne cesserai de répéter que le seul moyen de parler de littérature est de transmettre un enthousiasme. Que ce soit à l'oral d'un concours, lors d'un dîner mondain ou en date, les exégètes chiants comme la pluie font fuir... Etre animé par une passion, c'est bien (et c'est rare). Savoir la transmettre, c'est encore mieux.
By Memphis
#53066 [quote="Kashmir"]J'ajoute qu'il me semble inutile de lire trop, trop tôt.

Encore faut-il qu'on te le dise, ou que tu t'en rendes compte au moment où tu le lis, ce qui n'est pas toujours le cas.
Mes parents m'avaient toujours laissé lire ce que je voulais, partant du principe que j'en retirerai toujours quelque chose, même si ce n'était pas censé être de mon âge. Enfin, ils censuraient un peu quand même, parce que "Justine ou les infortunes de la vertu" à 12 ans, c'est un peu limite ;-) Mais globalement, ça me semble être une bonne approche.

Ton post de départ es trèst intéressant, Use Your Illusion, il a le mérite de rappeler quelques notions importantes. Mais je pense qu'il prêche des convaincus (dont moi, d'ailleurs), non ? Ceux qui disent "j'ai pas le temps" ne prendront probablement pas non plus le temps de lire "La Dissertation Littéraire...", j'en ai peur. Pour ceux-là, il faut sûrement une autre approche, moins formelle.
Je suis un prosélyte de la lecture, à mes heures perdues :-). J'ai parfois incité des réfractaires à lire en leur choisissant des oeuvres en rapport avec leurs goûts au cinéma ou leurs centres d'intérêts, et de préférence pas trop longs. Quand on ne lit pas, ce n'est pas facile de savoir s'orienter là-dedans. De mon point de vue en tout cas, je leur donnais une 'entrée vers un monde d'une grande richesse et d'une variété infinie, à eux de décider de la franchir ou non.
Dans un tout autre genre, "Comme un roman" de Pennac peut contribuer à faire franchir ce pas. Quand on aime lire, on ne réalise pas certaines choses : un "gros" livre, ça peut faire peur, une librairie peut ressembler à un labyrinthe, etc... Pennac a le mérite de déculpabiliser par rapport à tout ça, ça peut aider.
By Mail-Moth
#53069 C'est encore par le détail qu'on convertit le mieux les réfractaires (quand on y parvient) : une page, un paragraphe, un simple vers que l'on ouvre comme une fleur. Les gens se montrent bizarrement réceptifs à ces démonstrations de "dépliage" - peut-être plus qu'à un résumé de l'intrigue ou à un balayage des thèmes centraux qui cantonnent leur rôle à l'écoute passive de leur interlocuteur enthousiaste ; tandis que dans un vers qu'on leur propose, dans cinq lignes qu'on cite, il y a du concret, quelque chose sur quoi les aider à se pencher eux-mêmes : avec un peu d'habileté on peut - et ça ne prend pas tant de temps dans la conversation - les amener à voir, à se rendre compte de leurs propres yeux, au lieu de leur montrer avec de grands gestes une boîte hermétiquement close.

C'est peut-être là que se joue la différence entre "aimer lire" et "aimer la littérature".
Avatar de l’utilisateur
By Bimbol
#53244 [quote="Kashmir"]
J'ajoute qu'il me semble inutile de lire trop, trop tôt. Mes parents sont d"une génération qui n'avait que la lecture comme loisir, et a qui on a imposé des dizaines de livres classiques très tôt ( 10/11 ans). Résultat, il n'en ont pas retenu grand chose pour certains.
[...]
Bon après ceci n'est pas une excuse pour attendre 30 avant de se cultiver, hein...

Ceci dit avant de pouvoir lire sans encombre un classique il faut maîtriser le vocabulaire et les tournures de phrase, et ça ne vient qu'en lisant.
Ce qui me ramène à ça :
[quote="Kashmir"]
Oxymore a déjà donné un début de réponse dans un autre topic: lire en priorité des livres en accord avec son état d' esprit du moment

ça marche aussi pour les enfants, il faut leur donner le goût de la lecture très tôt en leur jetant en pature des livres adaptés, je me rappelle notamment du Club des 5, de Fantomette, etc
Un fois qu'on SAIT qu'on peut aimer lire vient l'envie de lire, qui menera bien plus tard aux classiques, dont on se délectera car la lecture se fera assez facilement.

Par contre même en aimant lire, connaître les classiques sans avoir fait d'études littéraires ce n'est pas évident, ne serait-ce que par manque de connaissance du contexte, et c'est là où je risque de bénir UYI pour sa découverte :)