- Mar Jan 21, 2014 7:00 pm
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Vu qu'on est dans l'absurde, j'invite tout le monde à lire ce qui est sans doute le plus grand livre de philosophie de la seconde moitié du XIXe: L'Obsolescence de l'Homme.
A l'époque, j'ai écrit un article dessus, je le mets en copie:
C'est l'histoire de l'Obsolescence de l'homme, la description de ce que Gunther Anders appelle la honte Prométhéenne, le sentiment qu'à l'homme devant la machine qu'il voit comme une perfection inatteignable, comme un élément qui dépasse ses capacités physiques, imaginatives, intellectuelles. C'est aussi l'un des premiers à s'intéresser au système des médias et à la télévision, bien avant Baudrillard ou Debord. Le premier tome de l'Obsolescence de l'homme est publié en Allemagne en 1956 (et en 2002 en France, co-édition Encyclopédie des Nuisances et Ivrea), le second en 1980 (en 2010 en France aux éditions Fario).
Peut-on imaginer la puissance d'explosion d'une bombe atomique? Peut-on éprouver de la compassion vis à vis du malheur que nous servent quotidiennement les informations télévisées? Peut-on atteindre le degré de rapidité et de précision de la machine? Non. L'homme est désuet, le poids du monde technique qu'il a fabriqué l'écrase de sa masse, lui qui n'a fais aucun progrès humain ou physique et ne peut plus appréhender le feu qu'il a rapporté du char de Zeus. Mais il n'y peut rien, sa honte réside dans son humanité même, comme le bossu qui fuie les quolibets, même si sa raison lui dit bien que sa bosse est un fatum, ainsi, c'est l'être de l'homme qui devient son fardeau. Sa situation devient de l'envie, une forme de jalousie à l'égard des machines qui se traduit, selon le mot de Charles Colton ("l'imitation est la plus sincère des flatteries") en imitation, en simulacre. L'homme entouré de machines intègre la vision du monde de l'objet. Les critères des machines deviennent les siens et sa propre appréciation du monde devient le mépris qu'auraient les machines envers lui, si elles avaient une conscience.
L'humain va alors tenter de se perfectionner selon les critères de la machine: il doit s'endurcir pour devenir un parfait rouage du système technicien; pouvant ainsi obéir aux désirs de la machine qui désormais dicte sa loi. Il doit être adaptable selon les besoins de cette dernière et doit être parfaitement intégré au système; son humanité, source d'imperfections, le rend honteux et ses erreurs sont à charge dans un monde qui n'offre pas de place à l'homme. Le gouffre paraît pour lui immense, il ne peut devenir machine, il est condamné pour avoir été engendré et non pas pensé et fabriqué pour la pratique d'une tâche unique. Alors il fait comme ces femmes (Anders cite cette exemple) qui font des make up, cherchant ainsi à donner à leur visage la parfaite uniformité d'une plaque de métal, leur ongles vernis devenant objets décoratifs dans une volonté d'auto-réification, un déni de l'organique qui est une tentative de sortir de la honte en sortant de l'humain.
Pasolini avait déjà senti ce conformisme des corps, cette laideur qu'il voyait poindre dans la jeunesse italienne. Car le corps est affecté par le désir de machine, le break dance, par ses mouvements brusques et cassés est une forme d'apologie de la mécanique, tout comme la musculation et le gel sont devenus les outils d'un idéal masculin d'efficacité technique.
Les vedettes deviennent par ce biais nos idoles, nos dieux, car, à force d'être répétées, représentées, elles deviennent des produits, des perfections fantasmées qui sont les idéaux de la machine; elles évoluent, par leur changement de statut, en une espèce "ontologiquement supérieur". Le clip de Louis Bertignac 22m est à ce titre remarquable puisqu'il met en scène un tapis roulant d'usine que surmontent de petites boîtes de plastique (comme les boîtes de Barbie) dans lesquelles jouent des mini Bertignac. La star produisant des objets de consommation devient elle-même un produit de consommation.
L'humain doit aussi s'adapter au rythme des machines, il doit entrer dans cet état d'activité totale, celui d'une machine qui non seulement est en mouvement, mais utilise l'intégralité de ses ressources pour sa tâche. L'homme, par son rapprochement machinal d'avec le monde mort des choses, doit lui aussi utiliser perpétuellement tout ses sens, tout le temps. C'est ainsi qu'il développe une forme de faim, une gloutonnerie sans limite de sens, il va regarder la télé en mâchant un chewing-gum et en serrant compulsivement sa zapette. L'intégralité de ses capacités va être déployé pour combler la peur du vide, la peur de l'inactivité, impossible dans le paradigme des machines. Cette utilisation compulsive de nos sens entraîne une anémie de chacun d'entre eux, comme nous n'écoutons jamais vraiment, nous n'avons pas d'oreilles, comme nous ne dégustons pas, nous n'avons pas de papilles, comme...
De plus, cette obsession du remplissage joue le rôle d'un divertissement, accaparé que nous sommes par la perpétuelle exigence de nos sens, nous sommes à la recherche d'occupation sonore, visuelle... Nous en oublions la calme réflexion, la concentration du silence, et bien souvent la paresse de nos esprits nous incitent à soigner notre boulimie par le moyen le plus simple, la télévision.
D'ailleurs, Gunther Anders s'intéresse aussi aux conséquences des médias et invente un terme absolument génial: "l'ermite de masse". L'ermite de masse, c'est l'individu qui, en regardant le monde par la télévision devient relié au monde entier, tout en étant profondément seul. Le monde s'inverse dans ses notions de proximité, car celui que l'on voit par la télévision, ce monde réduit par le petit écran qui avale les dimensions des choses, ce monde qui n'est qu'un leurre nous est présenté avec une totale promiscuité: le présentateur nous regarde dans les yeux, nous dévoile tout, comme dans une émission de téléréalité, c'est la transparence totale. Devant ces images on a l'impression de tout savoir, de tout comprendre, de tout saisir et l'on s'en sent d'autant plus proche.
Alors que le mystère de la vie, nos interrogations quotidiennes face aux autres humains, la distance que nous entretenons avec les gens se creusent par nos absences télévisuelles. Il m'est arrivé parfois, au cours d'un discussion, que la personne en face de moi, bien qu'active dans la conversation et réceptive à mes paroles, sorte son portable et se mette soudainement en pianoter. J'avais l'impression d'un reniement du corps physique, la personne à côté de moi, que je pouvais toucher et sentir était bien plus proche d'un interlocuteur lointain que de moi. Elle était ouverte à la masse du monde et fermée à l'individu proche d'elle. C'en est déprimant.