- Mer Fév 05, 2014 4:24 pm
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Me voici donc maintenant lisant Maurice Barrès, le très difficilement saisissable Maurice Barrès, Prince de la Jeunesse dans les années 1890, pour qui Zola n'était que "grossièreté retentissante", condamné à 20 ans de prison lors du procès fictif (qui allait conduire à l'autodissolution du mouvement Dada et sa transformation en mouvement surréaliste) par Breton, pour être "le champion des idées conformistes les plus contraires à celles de la jeunesse. Comment l'auteur d
'Un Homme Libre a-t-il pu devenir le propagandiste de l'
Echo de Paris ?"
Maurice Barrès l'antidreyfusard antisémite ami de Léon Blum et qui écrira pourtant
Les Familles spirituelles de la France (1917) où il place les traditionnalistes, les protestants, les socialistes et le juifs comme un des quatre éléments du génie national, rendant hommage aux juifs tués pendant la Grande Guerre : Amédé Rothstein, Roger Cahen, Robert Hertz. Il immortalise la figure du rabbin Abraham Bloch25, frappé à mort au moment où il tendait un crucifix à un soldat mourant.
Maurice Barrès, ennemi politique de Jaurès, ami de Jaurès, l'un des premiers à s'incliner sur son corps le 1er août 1914.
Maurice Barrès, le miliant boulangiste qui se bat en duel contre ses ennemis, y compris de son propre parti.
Maurice Barrès le traditionnaliste qui choqua ses lecteurs catholiques en rédigeant un
Jardin sur l'Oronte (1922) et auquel il répond :
« Je suis d’accord avec la critique catholique : la morale c’est la morale chrétienne. Est-ce à dire que l’artiste ne doit connaître et peindre que des situations édifiantes ? Voulez-vous écarter le monde immense des émotions, des passions de l’âme et des affections du coeur ? »
— Maurice Barrès, «
Comment la critique catholique conçoit le rôle de l’artiste », l’Écho de Paris, 16 août 1922.
Maurice Barrès, l'écrivain totalement disparu de l'Education nationale et de l'Université. Evaporé... Pschitt !
Maurice Barrès, dont le nom sent le souffre, et qui donne des frissons d'horreur à ceux qui ne l'ont jamais lu.
Maurice Barrès, l'
Homme libre (1889) :
« Premier principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation.
Deuxième principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l'exaltation, c'est de l'analyser.
Troisième principe : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible »
Maurice Barrès, le Lorrain arraché à sa terre et qui veut la reconquête :
« Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d'un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes le prolongement des ancêtres. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder. »
— Maurice Barrès, La Terre et les Morts, 1899.
Maurice Barrès, l'homme publique de l'exaltation patriotique durant la Première Guerre mondial, le "rossignol des carnage" dénoncé par Romain Rolland, qui montre pourtant dans ses carnets un profond désabusement à la limite du défaitisme.
Maurice Barrès, l'inspirateur de toute une génération d'écrivains : Montherlant, Malraux, Mauriac, Aragon notamment.
Pour avoir une idée de l'influence de Maurice Barrès sur au moins son époque, il suffit de lire Léon Blum : « Je sais bien que Monsieur Zola est un grand écrivain ; j'aime son œuvre qui est puissante et belle. Mais on peut le supprimer de son temps par un effort de pensée ; et son temps sera le même. Si Monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable. »
Maurice Barrès, enfin, l'écrivain voyageur dont je suis en train de lire l'étrange "Du sang, de la volupté et de la mort" (1894) où l'auteur délivre ses impressions de voyages, effectués en Espagne et en Italie. Wikipédia affirme que "La mélancolie, le spleen élégant de ses récits de voyage marqueront la sensibilité de la fin de siècle".
C'est une prose poétique, qui me fait penser à Alain-Fournier et son
Grand Meaulnes ou encore au Breton de l
'Amour fou ou de
Nadja. Une prose très artificielle où les êtres semblent être désincarnés. A priori vraiment pas quelque chose apte à me plaire, et de fait, j'ai énormément de mal à rentrer dans l'ouvrage. Tellement qu'au bout de 20 pages, je suis bien obligé de convenir qu'il me faut revenir au début pour comprendre un peu mieux qui est qui et qui fait quoi...
Voici par exemple ce qu'il écrit à propos de l'Escurial, qui à moi aussi m'a fait une forte impression, proche de celle décrite ici, ou plutôt qui m'apparaît remarquablement analysée et qui s'en trouve enrichit quelques années plus tard. Je me souviens l'avoir vu deux fois : de jour, visite touristique fortement améliorée, de nuit alors que le hasard fit qu'une énorme procession passait, telle une assemblée de fantômes inquiétants, sous la pluie et le froid qui y règnent bien souvent en avril :
"Ce fut d'abord, l'Escurial qu'il lui montra, comme le lieu de l'ascétisme et la traduction en granit de la discipline castillane issue d'une conception catholique de la mort.
Monté sur un rocher de cette sombre sierra où fut imposé l'énorme monastère, quel voyageur n'a subi le despotisme de ce paysage et d'une régularité si douloureuse dans cet horizon convulsé ! Mais la plupart réagissant contre la contraction de leur âme, retournent très vite à la miséreable auberge, en bouffonnant sur l'humeur mélancolique des maçons de Philippe II. Vains efforts pour renier le tremblement de leur être sous la prise du génie castillan !
Ce roi, qui installa sa toute-puissance dans un caveau, met sous nos yeux que la "grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable".
Penché sur l'immense Escurial que d'un terte il dominait [
(J'imagine qu'il s'agit de ce qu'on appelle là-bas la colline où se trouve le "trône de Philippe II" ou "silla de Felipe II et qui offre une vision stupéfiante de l'ensemble, cf photo ci-dessous)], Delrio s'abandonnait au vertige du gouffre ascétique ; il cédait à l'empire catholique de la douleur. Un crucifié en détresse, déchiré par les fouets, les outrages et les terreurs, impose ses couleurs à la terre : et pour ébranler les ondes profondes de notre conscience, les cordes de l'idéal, rien ne vaut des beautés de lépreuserie. Ce paysage anarchique, tourmenté par les sombres passions et qui supporte le monastère royal comme une dalle écrasante de granit bleuâtre, lui semblait exactement la composition de lieu que présenterait à son imagination, pour la fixer, un Pascal qui médite.
Peu m'importe le fond des doctrines ! C'est l'élan que je goûte. Les ascètes d'Espagne ou de Port-Royal appelaient vivre pour l'éternité ce que nous appelons s'observer, comprendre le néant de la vie. Ces états élevés seraient-ils perdus aujourd'hui ?
Tout le jour, Delrio essaya de communiquer ces réflexions à la Pia, tandis qu'ils ciculaient à travers les cours lugubres, sous des voûtes glacées où manque l'air. Ainsi tombés brusquement du sans-effort de leur terrasse de Tolède, dans un formidable caveau scellé au mileu des sierras pour transmettre à l'éternité le tête-à-tête d'un despote et de Dieu, ils s'y trouvaient perdus comme des enfants dans la Somme, le Code et la Géométrie.
([Somme théologique de Thomas d'Aquin et Code civil]). Malaise d'âme pourtant, plutôt que physique ! Ce qui les oppressait, c'était moins cet impassible et monochrome labyrinthe que toute la conception de vie, la méthode morale, l'éthique qu'il symbolise, Bleu granit éternel, lignes inflexibles qui resserrent l'âme de telle sorte que, ne dépensant rien en gestes, ne perdant rien au dehors de son ardeur, elle soit toute tassée et brisante, comme une cartouche de dynamite placée dans la roche et qui ne peut s'évader qu'en rompant du côté du ciel !"
[img]http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/36/San_Lorenzo_de_El_Escorial_view.jpg[/img]
Voilà l'auteur que la jeunesse bourgeoise parisienne admirait en 1896. 100 ans plus tard, la jeunesse bourgeoise parisienne (moi compris en 1996) allait adorer Daft Punk.