- Dim Fév 22, 2015 10:29 pm
#165365
J'ai vu le film et lu le livre.
Je n'ai pas vraiment retrouvé le Chris Kyle du bouquin dans le film. Le film nous présente un Chris Kyle patriotique et certes "habité", mais de nombreuses scènes montrent les hésitations et les conflits de valeurs du personnage, entre son devoir et sa famille. J'ai trouvé qu'il s'agissait des scènes les plus réussies, dans lesquelles on retrouve la patte de Clint Eastwood. Les scènes de combat sont plutôt fades (mise en scène assez plate et mêmes cadrages que dans
Black Hawk Down, qui a 15 ans), ça sent bon la commande des Exécutifs de Hollywood. Eastwood s'emmerde en filmant ces scènes et ça se voit.
En revanche le Chris Kyle du livre est bien moins "humble". Il n'y a pas chez lui la pudeur virile et la discrétion propre au guerrier qu'on peut lire dans d'autres témoignages (très récemment,
Mon étrange légion de Laurent Boucher par exemple). A défaut d'humilité, je n'ai pas non plus retrouvé l'esprit guerrier d'un Ernst Junger, qui écrit sans ambages aimer le combat et la mort mais sans pour autant crâner et se montrer puant dans sa manière de le dire.
Kyle passe la majorité du bouquin à nous expliquer à quel point les Irakiens et leur culture sont primitifs et barbares (de leur manière de vivre à leur système de tribus, en passant par la vie au quotidien) et l'ennemi mauvais, au sens biblique du terme: la Haine, "chacun d'entre eux incarnait le Mal", "Le Diable dans mon réticule" (titre d'un de ses chapitres), etc. Il écrit clairement que tout ce qu'il veut "c'est tuer le plus de salopards possible" et précise plusieurs fois dans le livre que les 160 kills sont les tirs confirmés visuellement par un tiers et qu'il en a probablement bien plus. Je n'ai jamais lu de témoignage de soldat accorder tant d'importance à son kill record, ça en devient limite malsain.
Kyle est censé représenter l'élite des forces armées américaines, on s'attendrait à un minimum de professionnalisme et de respect pour l'institution. Pourtant, il consacre près d'une quinzaine de pages à ses bagarres de bar (à 30 ans hein, pas durant sa jeunesse), il nous explique que les SEALs sont reconnus pour être sacrément bons dans le domaine; il nous explique que si on lui coupe la route quand il est au volant, il va rattraper le conducteur, le balancer sur le bas-côté et lui casser la gueule, etc. Encore une fois, je trouve ça limite de se vanter de ce genre de choses quand on représente une institution comme les SEALs. Ça n'a rien à voir ni avec la valeur au combat, ni avec le professionnalisme; au contraire ça sous-entend que la sécurité du pays est confiée à un fatigué qui voit rouge et ne sait pas garder son sang froid. J'exagère à peine.
Pareil, il raconte qu'à Ramadi, son équipe faisait tellement de cartons qu'ils ont décidé de varier les plaisirs en jouant à descendre des insurgés avec une arme différente chaque jour,
for the sake of it. Je ne cherche pas à leur dire comment faire leur job. Je dis qu'entre faire ça et le raconter dans un bouquin, il y a une différence.
C'est vraiment ça qui m'a "choqué" dans le film, la quasi-absence de cet état d'esprit qui est pourtant prégnant à chaque page.
En fin de compte, le livre et le film sont symptomatiques de la starification actuelle des forces spéciales: à force de publiciser et instrumentaliser leur métier à des fins de propagande, il ne faut pas s'étonner que ça monte à la tête de certains qui finissent par chercher la gloire et l'argent. Le scandale récent concernant la mort de Ben Laden (deux SEALs se disputent le kill et ça finit en guéguerre par bouquins/articles interposés, pour le plus grand plaisir des médias) est le reflet de cette perte de morale. Laurent Boucher avait dit à ce sujet dans une interview que ce genre de chose ne serait pas arrivée avec un FS français ou un légionnaire. Je le crois.
En parlant de starification, soulignons la fantastique récupération du mythe (puisque l'homme est mort), à commencer par [url=https://www.youtube.com/watch?v=vRE21DY1pjo]son enterrement présidentiel :[/url]
[img]http://image.noelshack.com/fichiers/2015/08/1424639953-161482117-1.jpg[/img]
Ou le fait que sa femme est en tournée pour perpétuer sa mémoire et devrait bientôt sortir son propre livre,
American Wife (ça ne s'invente pas).
[quote="Raph"]Un autre point est aussi abordé avec brio: La non-reconnaissance et l'incompréhension dont font preuve les américains envers ces hommes, qui malgré tout, se dévouent pour leur pays. Ce phénomène donne lieu aux Etats Unis à une exclusion de ces gens ( beaucoup, après la guerre du vietnam sont devenus SDF, ou bien ont choisi d'intégrer des gangs, notamment de bikers).
Et cette starification est d'autant plus déplacée qu'effectivement, la prise en charge et l'aide aux vétérans est déplorable aux US.