- Mer Juil 09, 2014 3:13 pm
#155216
A propos de
Mensonges, que je viens de finir et que je recommande en tant qu'il constitue une analyse très fine de la femme "F" du Paris de la fin XIXème. Je crois même que c'est un des meilleurs romans que j'ai jamais lus lorsqu'il s'agit de se décrasser le coeur des cochonneries qu'a pu y déposer telle ou telle ex. Utile notamment pour ceux qui n'ont pas trop la tête théorique, comme moi et qui aiment les explications en quelque sorte par l'exemple. Plus intéressant dans un tel cas qu'un
Amour de Swann, auquel ce livre fait irrésistiblement penser, en ce sens que le lecteur aux prises avec un mal d'amour, a droit avec Proust à revivre tous les affres par où il est passé, dans une lecture entre délice et torture, ce qui est moins le cas ici.
Et d'ailleurs, en écrivant ceci, je me suis mis à consulter Wikipédia et voilà ce que je trouve :
[quote]Il fréquente aussi assidûment le salon littéraire de la courtisane Laure Hayman (1851 † 1932) qu'il admire et qu'il prend pour modèle dans une nouvelle sous le nom de
Gladys Harvey. En octobre 1888, Laure en donne un exemplaire à Marcel Proust, relié avec la soie d'un de ses jupons et dédicacé d’une mise en garde : « Ne rencontrez jamais une Gladys Harvey ». Elle est le modèle supposé d’Odette de Crécy dans À la recherche du temps perdu, comme Paul Bourget peut avoir inspiré le personnage de Bergotte (on cite plus volontiers Anatole France comme source inspiratrice de ce personnage, que Bourget rencontre parfois chez son égérie Mme Arman de Caillavet).
[img]http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/30/Julius_Leblanc_Stewart_Portrait_Of_Laure_Hayman_1882.jpg/640px-Julius_Leblanc_Stewart_Portrait_Of_Laure_Hayman_1882.jpg[/img]
Je vous fiche mon billet que cette Laure Hayman, dont voici le portrait ci-dessus est le modèle non seulement des personnage cités ci-dessus, et donc d'Odette d'un Amour de Swann, mais d'un des deux personnages féminins, "F+++" , présent dans
Mensonges, voire des deux !
C'est une véritable "Education sentimentale" et à mon sens bien plus intéressante que celle de Flaubert dans le jeu des pouvoirs qui se donne à lire ici, Paul Bourget reliant constamment ses études psychologiques à des études sociologiques qui me semblent plutôt d'actualité en ce qui concerne un certain type de parisienne.
C'est aussi une promenade passionnante dans le Paris de la fin XIXème, entre la petite rue Coëtlogon et la rue de Rivoli, pour faire court. Eh oui... une bonne partie de l'intrigue se passe juste à côté du Fumoir, célèbre par ici, n'est-ce pas ?
***
Un bémol cependant, surtout pour notre époque ultrasensible en ce qui concerne ces questions.
J'ai lu la première édition, que je possède en livre, et qui date de 1887 ; or l'édition disponible à la Bibliothèque nationale date de 1901. Entre les deux, Paul Bourget, lui qui fréquentait les salons juifs avant l'affaire Dreyfus, est devenu antidreyfusard voire antisémite. A ses positions politiques se doublait le fait qu'avant de se marier, il avait eu pour maîtresse une femme mariée juive, tandis qu'il était ami de ce mari, et que cette maîtresse était en quelque sorte protectrice de sa future femme... Bref, un sacré micmac, les curieux iront lire Wikipedia, parce qu'il n'empêche que la vie de Paul Bourget n'est pas la moins inintéressante qui puisse se lire :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_BourgetBref par accident, je suis tombé sur un passage dans l'édition de 1901 qui peut déranger, et je ne garantis pas que d'autres passages du même acabit ne s'y trouve pas.
Voici ce que dit l'édition de 1887 (p 397), c'est Claude qui parle :
"Notre cher Henri Heine l'a dit : L'amour, c'est la maladie secrète du coeur"
Voici ce que dit l'édition de 1901, c'est toujours Claude qui parle :
"Le juif Henri Heine l'a dit : L'amour c'est la maladie secrète du coeur"
[url]http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81087r/f352.image[/url]
Une correction d'un intérêt nul, j'en conviens parfaitement.
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Que tout ceci ne vous empêche pas de lire ce Mensonges, roman assez oublié dans la bibliographie elle-même pas mal oubliée de Paul Bourget (un des auteurs français préférés de Nietzsche). Un livre chaudement recommandé, tant pour son intérêt littéraire que pour son intérêt comme livre sur la séduction. Je ne peux qu'être d'accord avec ce qu'en disait Anatole France :
[quote]Ce livre de M. Paul Bourget est une belle et savante étude. Jamais encore l’auteur de Cruelle Énigme, depuis longtemps philosophe et psychologue, n’avait montré un tel talent d’analyse. Notez bien qu’il y a beaucoup plus de choses dans Mensonges que je n’en ai indiquées. Je n’ai parlé que de madame Moraines, parce que, ici, je ne fais pas une étude. Je cause, et la causerie a ses hasards. Dans Mensonges, il y a Colette, une ingénue de la Comédie-Française qui inspire à un homme de lettres une passion « à base de haine et de sensualité » . Il y a aussi dans ce livre, il y a surtout des observations d’une vérité dure. Sans doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu’on les a faites pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas nécessairement ce que les précédentes avaient fait ? Qu’est-ce que vivre sinon recommencer ? Est-ce que tous nous ne faisons pas, chacun à notre tour, les mêmes découvertes désespérantes ? Et n’avons-nous pas l’amer besoin d’une voix jeune, d’une parole neuve qui nous conte nos douleurs et nos hontes ? Quand M. Paul Bourget a dit : « Il y a des femmes qui ont une façon céleste de ne pas s’apercevoir des familiarités que l’on se permet avec elles, » n’a-t-il pas dévoilé à nouveau une ruse éternelle ? Quand il a dit : « C’est un plaisir divin pour les femmes que de dire, avec de certains sourires, des vérités auxquelles ne croient pas ceux à qui elles les disent ; elles se donnent ainsi un peu de cette sensation du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs, » n’a-t-il pas renouvelé heureusement une observation précieuse ? Quand il a dit : « Les femmes aiment d’autant plus à inspirer des mouvements de pitié qu’elles les méritent moins, » n’a-t-il pas mis à neuf une petite pièce assez importante de la psychologie féminine ?
Son livre, dans lequel on entend l’accent de l’inimitable vérité, est désespérant d’un bout à l’autre. Ce qu’on y goûte est plus amer que la mort. Il en reste de la cendre dans la bouche.
J'ajoute cependant, qu'il peut avoir des vertus de vaccins ou de sérums à ne pas dédaigner. Paul Bourget, le Pasteur de la littérature ? Et pourquoi pas ?
Paul Bourget,
Mensonges, édition dite définitive de 1901 disponible gratuitement ici :
[url]http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81087r/f1.image[/url]