- Sam Jan 14, 2012 10:15 pm
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[size=150]Chapitre V :
Un long dimanche de soleil[/size]
J’ai compris le sens de l’expression «zone érogène» en lisant
Knock de Jules Romain : ce sont les endroits où ça vous chatouille sans que ça ne vous gratouille. Autrement dit les parcelles à la sensibilité accrue, dont le contact inopiné avec un autre être peut vous amener à décharger l’énergie accumulée sous la forme d’un orgasme ou d’un désagréable rire nerveux. Selon cette définition - un peu inattendue, donc - ma zone érogène se situe... dans mon dimanche.
Le dimanche est la parcelle de ma vie dans laquelle je suis le plus facilement excitable et irritable. La dernière fois où j’ai provoqué une bagarre ? Un dimanche ? Où j’ai dégouliné le bonheur ? Un dimanche. Où j’ai pensé à la mort (cette pensée chérie qui aide à dépasser bien de mauvaises nuits) ? Un dimanche. Où j’ai ressenti un sincère et profond sentiment d'amitié pure pour quelqu’un ? Un dimanche. Où j’ai voulu casser la gueule à mon père ? Un dimanche. Enfin bref, le dimanche, il faut être très gentil avec moi, ou bien passer son chemin ; en tous cas il ne faut pas me faire chier.
Je vous l’ai déjà dit un jour, le premier rendez-vous après une séparation a un goût d’interdit. L’idée d’attendre une femme qui n’était pas la mienne m’était un peu désagréable, alors je suis arrivé en retard. Et c’est seulement en constatant qu’elle l’était encore plus que moi que j’ai compris que cela n’avait servi à rien. C’était une de ces matinées de Paris (j’ai décidé que désormais, le dimanche, la matinée s’étendrait jusqu’à 14h ; pensez à le noter dans vos agendas) où le ciel est vide et bleu comme sur un dessin d’enfant, de ceux qui font un gros oeuf jaune pour soleil. J’avais conduit décapoté jusqu’au 13ème en sifflotant dans ma tête le générique de Nestor Burma, dont je partage la tonsure, le cabriolet, le porte manteau et le Chesterfield. Je portais une chemise à larges rayures bleue et un pantalon jaune qui me rappellent l’Italie dès l’instant où je les enfile. Et des mocassins bien sûr parce c’était jour de conduite, et qu’on ne conduit un peu finement qu’avec des semelles fines. Conduire en tennis ou en godillots, c’est comme faire l’amour avec un préservatif épais d’un bon centimètre : aucun intérêt.
Vanessa est arrivée avec le retard poli et agréable d’un premier rendez-vous, de ceux qui laissent curieusement présager la plus grande ponctualité pour les suivants. Elle portait des montures solaires d’homme (j’ai les mêmes), un débardeur et un jean noirs, des bottes en cuir à talon et elle avait réparti ses cheveux d’une part et d’autres de son visage, avec une parfaite symétrie. A vrai dire j’aurais eu un peu de mal à la reconnaître si son parfum ne l’avait trahie. Elle sentait bon, une de ces odeurs à la fois charnelles mais artificielles dont le Diable a le secret. Mais au milieu d’une meute de gazelles en talons aiguilles, elle semblait un peu plus tassée que sa robe bleue ne le laissait deviner la semaine précédente, et elle n’avait pas non plus les chevilles aussi fines que je l’attendais, alors j’étais quand même un peu déçu.
Elle était déjà en train de composer mon numéro de téléphone quand je suis descendu la rejoindre au pied des marches pour l’emmener en tribune. Sa première question a été de me demander combien de temps la prestation allait durer, ce qui m’a mis dans des dispositions un peu circonspectes à son égard. Mais que voulez-vous, ce sont les codes de la séduction, avoir l’air toujours occupée est une passion chez les jolies filles, alors il faut la leur laisser vivre. Pendant qu’elle feignait de répondre à des demandes très importantes sur son blackberry, j’ai regardé autour de moi à la recherche d’une tête connue et j’ai reçu un ou deux regards complices en provenance d’inconnus dont je me suis dit qu’ils devaient lire mon site et s'en octroyer la légitimité de me scruter des pieds à la tête comme un sauvage ou un morceau de saucisson. Ce sont généralement les mêmes à qui je dis toujours bonjour gentiment et qui, déçus de n’avoir entendu «que» cela, racontent sur leur blog une anecdote totalement mensongère où je les aurais prétendument méprisés, insultés, ou que sais-je encore.
Le point commun de tous les défilés est que la musique est nulle. Généralement une base de musique techno sans groove ni feeling, agrémentée de quelques samples industriels répétitifs, le tout représentant sans doute la vision qu’à un homosexuel du Marais de la vie à l’usine. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle, à la différence près que les vêtements, eux aussi, étaient nuls. Vanessa m’a dit qu’elle n’y connaissait rien en mode masculine et m’a demandé ce que j’en pensais. J’étais gêné de répondre que je trouvais affligeant le défilé auquel je l’avais moi-même invité, alors j’ai dit que c’était probablement une vision du vêtement du futur, ce à quoi elle a répondu par un «hmm». Le premier d’une longue série, Vanessa n’étant - vous allez vous en rendre compte - pas très bavarde.
[youtube]a16LvdJfseU[/youtube]
Dans l’image d’Epinal des défilés, à la fin tout le monde trinque du champagne avec la bouche pleine de petits fours. Dans la réalité, tout le monde est chassé dehors et se retrouve sur le trottoir à se faire photographier par des blogueuses moches et leur Nikon D-90. Je l’ai emmenée jusqu’à ma voiture avec la une appréhension légère mais présente de ne pas remettre tout de suite la main dessus. Appréhension inutile, le parking était vide, et j’avais donc tout le loisir de constater de loin qu’à trop vouloir imiter Nestor Burma j’avais oublié de fermer la capote.
Il y a dans Paris un joli raccourci entre les rives et il consiste à tourner à droite avant Notre Dame et à longer l’île Saint-Louis par le Nord jusqu’à rejoindre Châtelet. Mon chemin ne lui faisait pas plus d’effet que le défilé, alors j’ai décidé, comme souvent dans ces cas-là, d’en profiter en égoïste. On est rarement multi-tâches : soit on ressent, soit on fait ressentir, mais rarement les deux à la fois.
Ce n’est qu’en me garant que j’ai réalisé : à aucun moment je ne lui avais demandé son accord, ni où elle souhaitait aller. J’allais donc me retrouver seul chez moi avec une parfaite inconnue envers qui le seul trait d’union avait été de passer 10 minutes en soirée et 10 autres devant un défilé. Avec le retard réglementaire et les badinages, on devait tout de même grimper à une heure en présence l’un de l’autre, guère plus.
Chez moi elle a demandé la permission d’ouvrir la fenêtre du salon puis s’est mise à fumer bêtement, avec cette ignoble expression des fumeuses dont la mâchoire, en tirant sur leur cigarette, se déforme comme sur le tableau de Munch «le cri». Quand mon cendrier improvisé (une feuille de chêne coincée dans les barreaux de mon balcon) a compté ses 4 ou 5 mégots réglementaires de Marlboro, elle avait faim et a proposé de commander des sushis au téléphone.
Je n’aime pas beaucoup les sushis. Bons ou mauvais, ils me rappellent tous les horribles déjeuners d’entreprise où le manager finit par inviter royalement ses consultants et clients avec son immonde carte Gold de société. Il n’y a rien de léger dans un sushi. C’est du poisson (protéines animales), généralement gras, accompagné de féculent (du riz blanc) et d’une infâme sauce soja bourrée de sucre pour faire glisser le riz gluant. Mais il parait que ce que femme veut, Dieu le veut, alors comme je commençais à la vouloir elle, il ne fallait pas mettre Dieu dans de mauvaises dispositions. J’ai débouché une bouteille de vin dans la cuisine et elle a pris l’initiative de le servir. Elle agrippait la bouteille comme du champagne, par l’extrémité inférieure, et je me rappelle qu’elle versait à l’horizontale parfaite, le pouce dans l’excavation que fait le verre sur le dessous. J’ai eu le malheur de toucher le sushi jaune et noir, celui à l’omelette, alors avec le vin et le poisson j’ai commencé d’avoir envie de vomir mais le soleil dehors me rappelait que la journée était trop belle pour la gâcher à ce stade. Après son dernier sushi au thon rouge elle s’est dirigée vers la fenêtre et devinant qu’elle allait encore fumer la moitié d’un paquet je l’ai attrapée par le bras et attirée vers moi.
S’habiller n’est pas facile, mon métier me donne tous les jours l’occasion de le constater. Mais se
déshabiller non plus : aussi lestes que soient les corps, il y a toujours cet instant tendre où l’un se retrouve contraint d'attendre l’autre, et de se montrer un peu ridicule dans sa nudité crue. Mais avec Vanessa, de ridicule, pas du tout : chaque geste était le trait d’union entre le précédent et le suivant. Ca n’aurait pas été mieux fait [url=http://vimeo.com/31446172]dans un film[/url]. Nous avons à plusieurs reprises fait l’amour sans amour jusqu’au coucher du soleil, où elle est rentrée chez elle.
Lorsqu’elles viennent chez vous, les femmes se divisent en deux catégories : celles qui vous donnent envie d’ouvrir les fenêtres après leur départ, et celles après lesquelles vous vous en gardez bien, pour mieux vous endormir dans le berceau des restes de leur parfum.
Après Vanessa, j’ai ouvert en grand, enfilé mes chaussures, et je suis sorti moite dans les rues tièdes et sombres de ce début d'été.
[size=150]A venir, chapitre VI :
pour dîner avec le Diable, il faut une grande cuillère[/size]