- Lun Fév 14, 2011 1:54 pm
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Episode 1 : Sensations
Episode 2 : Occasion
[size=150]Episode 3 : Réactions[/size]
Episode 4 : Rédaction
Episode 5 : Dépression
Episode 6 : Rédaction (bis)
Episode 7 : Expédition
Episode 8 : Négociations
Episode 9 : Pulsations
Episode 10 : ... Séduction
J’envie les gens et leur petit rituel du matin. Je les imagine souvent se lever tous sans trop réfléchir, redonner vie à leur visage endormi en se tapotant les joues comme dans les publicités et filer sous la douche se savonner généreusement les aisselles à la mousse de «Fa». Puis ils s’asseyent devant un bol de quelque chose et des tartines, à côté du transistor de la cuisine qui crachote les informations. J’imagine.
[size=150]Episode 3 : "Réactions"[/size]
Au réveil, c’est toujours pareil. J’ai froid au crâne, mal aux dents, et - hormis copuler comme un petit animal - je n’ai envie de rien. Mais il fallait bien se remettre à écrire, poser sur le papier tous ces concepts pensés avec les années et effacés par la faute d’une tête de lecture maladroite. J’avais décidé que recommencer serait l’occasion de faire mieux, alors je ne me suis pas donné le choix. Les gens dont on admire la volonté n’ont souvent fait que comprendre un pouvoir assez simple : celui de ne pas se donner le choix.
Mon vieux Macbook était toujours aussi moche après la réparation qu’avant. Le service après-vente d’Apple n’avait fait que remplacer le disque dur interne ([url=http://www.iclg.com/qui.asp]ICLG, rue du Renard[/url], d'ailleurs n'y mettez jamais les pieds), aussi la coque portait-elle toujours les stigmates d’une utilisation «sauvage». Mais je n’avais pas fini de l’aimer. ; on n’aime pas les gens parce qu’ils sont beaux, mais parce qu’on pressent que les remplacer sera aigre et douloureux. Sur le vieux clavier aux lettres à demi effacées, mes doigts retrouvaient leur chemin sans trop recourir à l’aide du cerveau, le laissant libre de mouliner la phrase suivante. Comme le dit Steven Pressfield dans
The war of art, le plus dur est de s’asseoir à cette fichue chaise et de se mettre au travail. Vous pensez qu’aborder une femme qui vous plait est difficile ? Essayez de vous retrouver chaque matin devant une page blanche. Dans cette lutte silencieuse contre l’appel du lit, j’avais développé mes petites stratégies : toujours commencer par une citation. Recopier les mots des autres prépare vos mains à écrire les vôtres. Puis je cherchais les titres de chapitres, ainsi que les sous-titres. Je n’ai jamais compris ces dames qui font des mots-croisés toute la journée pour leur plaisir ; quitte à chercher des mots, elles auraient mieux fait de m’aider à trouver les titres parfaits.
Quand vous avez le titre et la citation de départ, vous savez que vous n’avez rien fait d’autre que reculer pour mieux sauter - vous allez probablement devoir les modifier l’un et l’autre avant la fin, de toutes manières. Il vous faut maintenant écrire les premières phrases, avec la frustration de savoir qu’elles seront toujours moins belles sur le papier que quelques instants auparavant, lorsqu’elles dansaient encore dans votre tête. On dit qu’écrire fait du bien, que ça soulage. Mon oeil. Ecrire c’est comme se faire enlever une carie, on est surtout soulagé quand c’est terminé. Le plaisir vient bien plus tard : lorsqu’on a tout oublié et qu’on se relit comme on lirait un inconnu. Après quelques dizaines de matins de cette trempe, j’arrivais à une bonne trentaine de pages nouvelle mouture et alors je n’avais plus qu’une seule envie : qu’un être les lise. Mais lequel ?
Quelques semaines auparavant, j’avais fait la connaissance de Sophie. En dépit de tous ses efforts (dont l’avenir allait me confirmer qu’ils étaient nombreux), Sophie n’était pas ce qu’il convient d’appeler une un belle fille. Certes elle était pâle, mais comme ces anorexiques boulimiques amoureuses de leur père, elle donnait toujours l’air d’être en mauvaise santé sous son fond de teint. C’était le type de femmes à porter tous les jours de la lingerie cochonne sans que jamais personne n’ait eu envie d’aller le vérifier. Un tableau relativement sombre, allez-vous me dire, à une exception près.
Sophie était la seule femme que je connaissais à avoir un peu de style à l’écrit. J’aimais échanger par email avec elle sur différents sujets, elle parvenait toujours à me surprendre avec une rupture de rythme ou une métaphore qui ne manquait pas d’une certaine forme de talent. C’est qu’elle n’était pas peu fière de ses études de lettres. Je ne pensais pas qu’il était possible de prononcer autant de fois le mot «Khâgne» dans la même conversation. J’oublie de préciser qu’elle avait également été relectrice pour plusieurs éditeurs parisiens, ce qui avait fini d’en faire à mes yeux le juge idéal.
« En dépit d’une ponctuation inexistante (tu es allergique aux virgules ?), un éditeur devrait pouvoir te lire sans verser des larmes de sang ». Voilà, au mot près, le retour de Mlle la relectrice. J’étais à Milan quand j’ai reçu le mail, je me suis tout de même fendu d’un appel, parce que les larmes de sang, je n’en croise pas tous les jours. Elle était froide au téléphone. C’était la première fois de ma vie qu’on me disait que je ne savais pas écrire. Mais ça n’allait pas être le seul découragement. J’ai également entendu, dans le désordre, que mon texte allait être modifié, formaté, transformé, réécrit ; un avocat que je sollicitais pour m’appuyer sur les aspects juridiques faisait semblant de croire que j’écrivais à compte d’auteur. Parvenir à écrire exaspère les gens, et je le découvrais à mes dépens.
[img]http://img153.imageshack.us/img153/728/hommeideallarmes.jpg[/img]
A la réflexion, je pense que ce qui irrite tant, c’est d’imaginer quelqu’un se confronter chaque matin à l’impératif de production. Pour écouter, commenter, gérer, rigoler sur la production des autres, il y a du monde ; mais pour produire soi-même quelque chose ? A voir le mal qu’éprouvent 95% des gens à pondre le moindre [url=http://www.facebook.com/pages/SpikeSeductioncom/162369360478638]statut Facebook[/url] intéressant (sans forwarder ou recopier les citations des autres), j’en suis désormais persuadé : il y a peu de capacités aussi rares que celle de créer.
Mais a contrario d’autres activités artistiques, l’écriture - comme la musique - est une création laborieuse. J’ai souvent entendu des peintres me dire qu’ils terminaient un tableau en un jour ou deux (voire une heure ou deux), rarement un écrivain. Vouté sur sa table, le dos crampé, il faut tenir sur sa chaise sans se lever, sinon c’est fini pour la journée. Sophie, comme tous les autres, était acide envers moi parce qu’elle savait que malgré ses études littéraires, elle ferait partie de toutes ces filles à papa qui liront toute leur vie sans jamais produire rien de digne d’être publié. Son acidité était rouge sang, car elle coulait de la veine de sa propre médiocrité.
Il faut écouter les gens, mais quant à tenir compte de leur réactions, c’est une autre histoire. Sans autres encouragements que ceux bienveillants de celle qui partageait ma vie, je décidai de m’enfoncer dans la suite de l’écriture comme un bateau s’enfonce dans la nuit. Eclairé à la seule lumière de mes propres phares, je sentais qu’il fallait quitter le territoire. Aller au fond de l’inconnu, chercher du nouveau. Le rituel du matin serait peut-être plus facile, ailleurs.
[size=150]A suivre : épisode 4, "Rédaction"[/size]
Modifié en dernier par Stéphane le Lun Fév 14, 2011 3:05 pm, modifié 3 fois.