- Lun Fév 21, 2011 6:11 pm
#105812
Episode 1 : Sensations
Episode 2 : Occasion
Episode 3 : Réactions
Episode 4 : Rédaction
[size=150] Episode 5 : Dépression [/size]
Episode 6 : Rédaction (bis)
Episode 7 : Expédition
Episode 8 : Négociations
Episode 9 : Pulsations
Episode 10 : ... Séduction
[quote="Romain Gary, dans la promesse de l’aube,"]«On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère, comme un chien abandonné»
Il y a deux types d’auteurs : ceux qui écrivent de chez eux, et ceux qui ont besoin de se noyer dans le bruit et la fureur d’un café. Bien entendu, ce sont les mêmes, les deux modes d’écriture alternent par périodes ; vous n’avez jamais envie des deux à la fois, tout comme vous n’avez jamais faim et soif tout à fait en même temps. Après la période d’écriture italienne, avec réveils au son du clocher de la via Margutta et fins d’après-midi au rayons d’un soleil qui vous incendie les cheveux en se couchant, s’en est suivie une autre, éclairée à la lumière trop crue de mon bureau de Paris.
J’écris sur une planche de bois blanche commandée sur le site Internet de la Redoute, et vendue dans la catégorie des "tables à dîner". Je l’ai choisie pour pouvoir l’abîmer sans peine, y planter des ciseaux et des compas quand je suis énervé, y renverser du thé et du café sans l’essuyer. Mais les progrès technologiques sont passés par là, et elle refuse désespérément de se laisser tacher. Un coup d’éponge, même un vieux morceau d’essuie-tout, et elle brille à nouveau comme à l’état neuf. Les chinois ont fait d’affolants progrès dans les teintures synthétiques, les objets ne vieilliront plus jamais comme avant.
Chaque jour l’imprimante samsung scx-4500w (ne l’achetez pas, elle a beau être garantie 2 ans, l’installation en wifi est surtout un voyage garanti en enfer) recrachait en silence les titres des nouveaux chapitres, que je punaisais immédiatement au mur qui me fait face. C’est qu’il faut s’organiser, avec 50 chapitres de 5 à 6 pages. Puis je dessinais de grands chiffres au Stabilo en rouge et en vert, à la recherche de l’ordre idéal.
«L’illusion comique» doit-elle suivre
«Restons bons amis» ou bien le précéder ? La
«théorie des verres d’eau» doit-elle conclure
«My ex, my last, my everything» ou bien l’introduire ? Devrais-je intégrer
«Mille et une nuit blanches» à
«Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel» ? L’ordre idéal est celui qui tourne les pages à votre place, en laissant votre esprit libre de se concentrer sur ce qu’il faut comprendre et retenir, plutôt que sur le temps qui ne s’écoule pas comment pendant les mauvaises pièces de théâtre. Mais les combinaisons possibles étaient multiples, et l’univers des possibles trop grand pour m’y sentir vraiment bien. C’est alors que le travail d’écriture (ou plus exactement, celui de
montage) a doucement commencé de me rendre malheureux. Il y a quelque chose de glacial à être au milieu d’un long travail. A la fois loin de la berge que vous avez quitté et de celle que vous visez, vous êtes entre deux eaux, sans la sensation de bouger, sans aucune impression de vitesse. Ce n’est pas pour rien que l’épisode 5 (sur 10) de cette saga est aussi le plus délicat à rédiger, par ailleurs...
Naïvement, je voyais l’éditeur comme un oreille géante, un monstre d’empathie à qui vous exposiez vos doutes comme autant de questions et dont ressortaient des réponses secourables. Il semblerait que je me sois trompé. L’éditeur a un métier : publier votre livre, et tout le reste n’est que littérature. Encore une fois, je n’avais pas le choix. Il fallait me débrouiller comme je pouvais. Et ce serait sans l’appui d'une femme, je venais de prendre la décision de mettre un terme à une relation ou j'aurais pu tout supporter, sauf qu'on me prenne pour un con.
Heureusement, le jour qui précède le démarrage d’un projet d’écriture est aussi le dernier de votre vie où vous vous sentez seul. Désormais le livre vous habite, ou plutôt il
habite chez vous. Il emménage à votre domicile comme un chat et vous attend désormais tous les soirs à la maison avec la même impatience. Il a besoin que vous rentriez le
nourrir, que vous jouiez avec ses feuilles et ses chapitres. Mais comme un chat, ou comme ces femmes qui pleurent pour un rien et se consolent dès le lendemain, il ne vous aime pas vraiment. Et pourtant, écrire un livre, c’est nouer cette corde invisible entre vous et votre intérieur. Une version transcendée du
cordon ombilical.
[img]http://img513.imageshack.us/img513/3685/hommeidealmercic.jpg[/img]
J’écris cet épisode 5 depuis le café de la boutique Merci, boulevard Beaumarchais, appuyé sur les étagères grises de livres qui recouvrent les murs jusqu’au plafond comme du lierre. Devant cette collection de cordons ombilicaux reconstitués, j’ai compris pourquoi les auteurs sont des gens que leur mère n’a pas (ou mal) aimés. Décidément, c’est Romain Gary qui avait raison, on revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère, comme un chien abandonné.
Modifié en dernier par Stéphane le Lun Fév 21, 2011 9:28 pm, modifié 2 fois.