- Mer Mai 05, 2010 12:43 pm
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[size=200]L'or et le sang[/size]
Il faisait beau, ce jour là. Je marchais droit vers la petite foule massée devant la faculté, en évitant de la regarder. Je me concentrais plutôt sur la chaleur, je pensais à ma respiration, à mon petit frère qui me suivait. Tout pour oublier mon coeur emballé, mon coeur qui se tortillait et se cabrait comme un papillon prisonnier de ma chrysalide de chair. Stressé ? Pire que ça. J'étais perdu.
En approchant, j'évitais de regarder les visages atterrés, blemes de ceux qui restaient là, désœuvrés devant les cent quarante feuilles A4 garnies de noms, de milliers de noms. Soixante dix feuilles pour l'ordre de mérite, et soixante dix pour l'ordre alphabétique. Un peu plus de quarante noms par feuille, trois mille étudiants. Un unique concours.
Je m'arrêtais à quelques mètres de la foule, regardant sans vraiment le comprendre une fille hurler sa joie en coeur avec ses deux parents, face à 90% des autres, numérus clausus exige, qui les bousculaient en passant, le visage fermé. Et moi ? Moi je n'en avais que faire, je n'étais pas concerné. Je n'avais pas passé ce concours pour être "admis en 2ème année de médecine", je m'en foutais éperdument, d'être dans les 10% ridicules, je n'avais pas appris tous ces textes par coeur, ces livres, polycopiés et autres cours innombrables pour un simple "admis" ! Il n'y avait qu'une seule chose, dans ma tête, à ne pas avoir été disloquée, balayée par ma tempête intérieure, une seule rampe à laquelle m'agripper :
LA PREMIERE FEUILLE. La toute première des soixante dix feuilles de l'ordre de mérite. A l'extrême gauche. J'étais là pour elle, ce morceau de papier blanc et les quarante premiers noms qu'elle arborait. Toute l'année en travaillant, je m'étais juré que le jour venu, je ne lirai que ces noms là, ces quarante noms. Je n'irai pas lâchement consulter l'ordre alphabétique. Je viendrai voir la première des soixante dix feuilles A4, et je repartirai.
En longeant les panneaux interminables, je comprenais seulement la mesure de ce que représentait le nombre trois mille. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais là, c'était trop. En longeant les feuilles je lisais, des classements au hasard. 2 754... 2 532... 2 227... Il y en avait trop ! Beaucoup trop ! Comment avais-je cru pouvoir être tout en haut ? Plutôt que sur celle qui allait du 1 922 ème au 1 966 ème ? Ou celle d'après ? Ou 20 feuilles après ? Ou 15 feuilles avant ? Sur la première feuille, il n'y avait même pas assez de place pour mettre les noms des cent surdoués qu'il y a forcément sur trois mille personnes ! Et moi ?
Je longeais les panneaux, lentement, me faufilant entre les étudiants coincés les un contre les autres et leurs parents qui neuf fois sur dix n'étaient là que pour les rassurer, leur dire que ce n'était pas grave, ils réussiraient peut-être l'année suivante, et que de toute façon ce n'est pas parce que l'on devient médecin qu'on l'on est plus heureux...
Enfin, brusquement, j'y étais. Là, je l'apercevais, à quelques mètres. La première feuille.
Et encore aujourd'hui, des années ont passé mais j'en ai les mains qui tremblent doucement en l'écrivant.
Je savais que je ne pouvais plus y être, et pourtant je m'y étais tellement attaché, à ce symbole, à CE morceau de papier que les autres m'étaient indifférents.
J'ai commencé à lire. Le premier nom. MERDE. Je le savais, mais pourtant ça m'a fait un peu mal, ce n'était pas moi. Le deuxième nom. Non plus. Le troisième, non. Je lisais doucement, de peur de louper une ligne, la plus importante, la mienne. Même si je n'y croyais plus. Le quatrième, cinquième, sixième... Je n'y étais toujours pas. Et peu à peu un sentiment de vide, le goût âcre de la mort d'un morceau de soi, me gagnait. J'avais perdu. Les noms continuaient à défiler sous mes yeux indifférents. Et soudain, je suis resté bloqué. Paralysé, saisi d'effroi. Je venais de passer la moitié de cette première feuille mythique, et mes yeux restaient là, collés sur ces quelques lettres familières.
Putain, c'était mon nom. Ce nom que j'écrivais depuis que j'étais tout petit, j'avais de la peine à le reconnaitre. Je l'ai lu et relu, pour m'en convaincre, planté comme un arbre, immobile. J'étais terrifié, aussi fou que ça puisse paraitre, terrifié ! Et puis j'ai eu envie de hurler, de sauter, de courir ! D'arborer un sourire énorme comme les autres "admis", comme pour narguer ceux qui ne l'étaient pas. Je n'étais pas dans les 10% des meilleurs, j'étais dans les 1% ! Bon sang, 1% !
Au lieu de quoi, j'ai contenu tout ça. Je me suis retourné, essayant de paraître normal, de marcher lentement. Mais il était déjà trop tard. J'avais grandi de 10 cm d'un coup, gagné 3 000 points de confiance en moi, et 5 cm d'épaule en plus de chaque côté. J'ai rejoint mon frère, qui m'attendait à l'écart, essayant désespérément de lire sur mon visage un indice...
Puis n'y tenant plus, il m'a demandé : "alors ?", et je lui ai répondu "Bordel à ton avis ?". Il m'a souris puis nous nous en sommes allés.
Il faisait beau, ce jour là. Je marchais droit vers la petite foule massée devant la faculté, en évitant de la regarder. Je me concentrais plutôt sur la chaleur, je pensais à ma respiration, à mon petit frère qui me suivait. Tout pour oublier mon coeur emballé, mon coeur qui se tortillait et se cabrait comme un papillon prisonnier de ma chrysalide de chair. Stressé ? Pire que ça. J'étais perdu.
En approchant, j'évitais de regarder les visages atterrés, blemes de ceux qui restaient là, désœuvrés devant les cent quarante feuilles A4 garnies de noms, de milliers de noms. Soixante dix feuilles pour l'ordre de mérite, et soixante dix pour l'ordre alphabétique. Un peu plus de quarante noms par feuille, trois mille étudiants. Un unique concours.
Je m'arrêtais à quelques mètres de la foule, regardant sans vraiment le comprendre une fille hurler sa joie en coeur avec ses deux parents, face à 90% des autres, numérus clausus exige, qui les bousculaient en passant, le visage fermé. Et moi ? Moi je n'en avais que faire, je n'étais pas concerné. Je n'avais pas passé ce concours pour être "admis en 2ème année de médecine", je m'en foutais éperdument, d'être dans les 10% ridicules, je n'avais pas appris tous ces textes par coeur, ces livres, polycopiés et autres cours innombrables pour un simple "admis" ! Il n'y avait qu'une seule chose, dans ma tête, à ne pas avoir été disloquée, balayée par ma tempête intérieure, une seule rampe à laquelle m'agripper :
LA PREMIERE FEUILLE. La toute première des soixante dix feuilles de l'ordre de mérite. A l'extrême gauche. J'étais là pour elle, ce morceau de papier blanc et les quarante premiers noms qu'elle arborait. Toute l'année en travaillant, je m'étais juré que le jour venu, je ne lirai que ces noms là, ces quarante noms. Je n'irai pas lâchement consulter l'ordre alphabétique. Je viendrai voir la première des soixante dix feuilles A4, et je repartirai.
En longeant les panneaux interminables, je comprenais seulement la mesure de ce que représentait le nombre trois mille. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais là, c'était trop. En longeant les feuilles je lisais, des classements au hasard. 2 754... 2 532... 2 227... Il y en avait trop ! Beaucoup trop ! Comment avais-je cru pouvoir être tout en haut ? Plutôt que sur celle qui allait du 1 922 ème au 1 966 ème ? Ou celle d'après ? Ou 20 feuilles après ? Ou 15 feuilles avant ? Sur la première feuille, il n'y avait même pas assez de place pour mettre les noms des cent surdoués qu'il y a forcément sur trois mille personnes ! Et moi ?
Je longeais les panneaux, lentement, me faufilant entre les étudiants coincés les un contre les autres et leurs parents qui neuf fois sur dix n'étaient là que pour les rassurer, leur dire que ce n'était pas grave, ils réussiraient peut-être l'année suivante, et que de toute façon ce n'est pas parce que l'on devient médecin qu'on l'on est plus heureux...
Enfin, brusquement, j'y étais. Là, je l'apercevais, à quelques mètres. La première feuille.
Et encore aujourd'hui, des années ont passé mais j'en ai les mains qui tremblent doucement en l'écrivant.
Je savais que je ne pouvais plus y être, et pourtant je m'y étais tellement attaché, à ce symbole, à CE morceau de papier que les autres m'étaient indifférents.
J'ai commencé à lire. Le premier nom. MERDE. Je le savais, mais pourtant ça m'a fait un peu mal, ce n'était pas moi. Le deuxième nom. Non plus. Le troisième, non. Je lisais doucement, de peur de louper une ligne, la plus importante, la mienne. Même si je n'y croyais plus. Le quatrième, cinquième, sixième... Je n'y étais toujours pas. Et peu à peu un sentiment de vide, le goût âcre de la mort d'un morceau de soi, me gagnait. J'avais perdu. Les noms continuaient à défiler sous mes yeux indifférents. Et soudain, je suis resté bloqué. Paralysé, saisi d'effroi. Je venais de passer la moitié de cette première feuille mythique, et mes yeux restaient là, collés sur ces quelques lettres familières.
Putain, c'était mon nom. Ce nom que j'écrivais depuis que j'étais tout petit, j'avais de la peine à le reconnaitre. Je l'ai lu et relu, pour m'en convaincre, planté comme un arbre, immobile. J'étais terrifié, aussi fou que ça puisse paraitre, terrifié ! Et puis j'ai eu envie de hurler, de sauter, de courir ! D'arborer un sourire énorme comme les autres "admis", comme pour narguer ceux qui ne l'étaient pas. Je n'étais pas dans les 10% des meilleurs, j'étais dans les 1% ! Bon sang, 1% !
Au lieu de quoi, j'ai contenu tout ça. Je me suis retourné, essayant de paraître normal, de marcher lentement. Mais il était déjà trop tard. J'avais grandi de 10 cm d'un coup, gagné 3 000 points de confiance en moi, et 5 cm d'épaule en plus de chaque côté. J'ai rejoint mon frère, qui m'attendait à l'écart, essayant désespérément de lire sur mon visage un indice...
Puis n'y tenant plus, il m'a demandé : "alors ?", et je lui ai répondu "Bordel à ton avis ?". Il m'a souris puis nous nous en sommes allés.