- Sam Mai 24, 2014 1:16 am
#152955
Sur la timidité et la langue bretonne. Extrait du Cheval d'Orgeuil de Pierre Jakez-Helias (1975). (Ce qui suit se passe à Quimper, au début des années 1920) En espérant que vous connaissez l'accent breton de cette région pour goûter à la truculence du style.
[quote]Une autre humiliation latente qui habite nos parents quand ils sont hors de chez eux (et seulement hors de chez eux) c'est leur état de paysans. Le laboureur de terre n'a jamais obtenu, au cours des siècles, la considération qui devrait naturellement être due à sa mission de pourvoyeur de nourriture. Il a toujours été relégué dans les plus basses couches du Tiers Etat. Il fait nombre, c'est tout, et anonymement, Jacques Bonhomme. Les livres d'histoire en parlent à peine et c'est là une constatation qui m'a frappé de bonne heure. Déprisé, même riche, par les classes dites supérieures qui commencent aux minables petits employés à col celluloïd, déjà renié par les marchands de quelque chose qui sortent de son rang, le coupeur de vers, le lourd-des-sabots, le plouc, le bouseux, n'est jamais à l'aise hors de son clan. Et son clan, il préfère y rester pour ne pas se gêner ni gêner les autres. Charbonnier maître chez lui. Quitte à en faire sortir ses enfants puisque le train du monde le veut ainsi. Voulez-vous un exemple ! C'est la distribution des prix au lycée La Tour d'Auvergne. Théâtre municipal, plantes vertes, Marseillaise, préfet et colonel, professeurs en toges, parterres et balcons bourrées de parents d'élèves endimanchés à la mode de la ville, discours, livres à tranches dorées. De ces livres, je vais emporter un bon tas. Dehors cependant, sur les marches du palais bourgeois, ma mère est assise avec d'autres femmes de la campagne, en coiffes des grands jours et velours tout du long. Elles se racontent leur vie comme au pardon de sainte-Anne la Palud, elles se chantent mutuellement les louanges de leurs enfants. On dépêche un pion pour les prier d'entrer. Rien du tout. Le surveillant général lui-même vient insister. Il y a des mères de prix d'excellence parmi elles.
- Entrez donc, mesdames. Il y a des places pour vous, il ne faut pas avoir peur.
- Nous n'avons pas peur non plus, disent-elles avec sérénité.
Et elles remercient le monsieur sans bouger pied ni patte. Simplement, leur place n'est pas dans la "maison Paugam", c'est ainsi que le menu peuple de Quimper appelle le théâtre municipal, du nom d'un bourgeois bienfaiteur de la ville. (...) En ce jour de gloire, nous ne mangerons pas sur un banc. Nous irons au restaurant Sauveur, place Saint-Mathieu, où l'on parle breton à son aise avec tout le monde. Parfaitement. Comme des commis-voyageurs. (...) Plus tard, moi qui saurai le français presqu'aussi bien que Monsieur Le Bail, j'irai manger à l'Hôtel de l'Epée avec les grosses têtes. Ma mère n'ira pas, ne voudra pas y aller. C'est une autre "maison Paugam".
Si j'évoque tout cela, c'est pour expliquer pourquoi nos parents, surtout les Rouges (= Républicains), redoublent la punition de l'instituteur quand il nous a surpris à parler breton dans un endroit où il ne le faut pas. Pourquoi aussi, quand arrive dans la maison quelqu'un qui ne parle que le français, ils se mettent en quatre pour le comprendre et lui répondre. Le breton est leur bien personnel, un pauvre bien comme leur penn-ti (= maisonnette, cottage), leur vache, leur cochon, leurs deux champs et leur bout de prairie. Nous, leurs enfants, nous devons franchir la barrière du français pour accéder à d'autres richesses, c'est tout. C'est le français qui donne les honneurs. Et les honneurs, ils aiment ça. Mais ils parleront breton jusqu'à la fin de leur vie sans s'inquiéter de ce que leur langue deviendra après eux. Ce n'est pas leur affaire. Le breton est le seul langage accordé à leur vie quotidienne pour laquelle le français ne vaut pas chipette, ils le savent bien. Seul le breton est capable de les traduire valablement corps et âme, ils le savent aussi.
[img]http://www.livre-po-cher.com/catalog/images/romanbio/chevaldorgueil.jpg[/img]
[quote]Une autre humiliation latente qui habite nos parents quand ils sont hors de chez eux (et seulement hors de chez eux) c'est leur état de paysans. Le laboureur de terre n'a jamais obtenu, au cours des siècles, la considération qui devrait naturellement être due à sa mission de pourvoyeur de nourriture. Il a toujours été relégué dans les plus basses couches du Tiers Etat. Il fait nombre, c'est tout, et anonymement, Jacques Bonhomme. Les livres d'histoire en parlent à peine et c'est là une constatation qui m'a frappé de bonne heure. Déprisé, même riche, par les classes dites supérieures qui commencent aux minables petits employés à col celluloïd, déjà renié par les marchands de quelque chose qui sortent de son rang, le coupeur de vers, le lourd-des-sabots, le plouc, le bouseux, n'est jamais à l'aise hors de son clan. Et son clan, il préfère y rester pour ne pas se gêner ni gêner les autres. Charbonnier maître chez lui. Quitte à en faire sortir ses enfants puisque le train du monde le veut ainsi. Voulez-vous un exemple ! C'est la distribution des prix au lycée La Tour d'Auvergne. Théâtre municipal, plantes vertes, Marseillaise, préfet et colonel, professeurs en toges, parterres et balcons bourrées de parents d'élèves endimanchés à la mode de la ville, discours, livres à tranches dorées. De ces livres, je vais emporter un bon tas. Dehors cependant, sur les marches du palais bourgeois, ma mère est assise avec d'autres femmes de la campagne, en coiffes des grands jours et velours tout du long. Elles se racontent leur vie comme au pardon de sainte-Anne la Palud, elles se chantent mutuellement les louanges de leurs enfants. On dépêche un pion pour les prier d'entrer. Rien du tout. Le surveillant général lui-même vient insister. Il y a des mères de prix d'excellence parmi elles.
- Entrez donc, mesdames. Il y a des places pour vous, il ne faut pas avoir peur.
- Nous n'avons pas peur non plus, disent-elles avec sérénité.
Et elles remercient le monsieur sans bouger pied ni patte. Simplement, leur place n'est pas dans la "maison Paugam", c'est ainsi que le menu peuple de Quimper appelle le théâtre municipal, du nom d'un bourgeois bienfaiteur de la ville. (...) En ce jour de gloire, nous ne mangerons pas sur un banc. Nous irons au restaurant Sauveur, place Saint-Mathieu, où l'on parle breton à son aise avec tout le monde. Parfaitement. Comme des commis-voyageurs. (...) Plus tard, moi qui saurai le français presqu'aussi bien que Monsieur Le Bail, j'irai manger à l'Hôtel de l'Epée avec les grosses têtes. Ma mère n'ira pas, ne voudra pas y aller. C'est une autre "maison Paugam".
Si j'évoque tout cela, c'est pour expliquer pourquoi nos parents, surtout les Rouges (= Républicains), redoublent la punition de l'instituteur quand il nous a surpris à parler breton dans un endroit où il ne le faut pas. Pourquoi aussi, quand arrive dans la maison quelqu'un qui ne parle que le français, ils se mettent en quatre pour le comprendre et lui répondre. Le breton est leur bien personnel, un pauvre bien comme leur penn-ti (= maisonnette, cottage), leur vache, leur cochon, leurs deux champs et leur bout de prairie. Nous, leurs enfants, nous devons franchir la barrière du français pour accéder à d'autres richesses, c'est tout. C'est le français qui donne les honneurs. Et les honneurs, ils aiment ça. Mais ils parleront breton jusqu'à la fin de leur vie sans s'inquiéter de ce que leur langue deviendra après eux. Ce n'est pas leur affaire. Le breton est le seul langage accordé à leur vie quotidienne pour laquelle le français ne vaut pas chipette, ils le savent bien. Seul le breton est capable de les traduire valablement corps et âme, ils le savent aussi.
[img]http://www.livre-po-cher.com/catalog/images/romanbio/chevaldorgueil.jpg[/img]